L’ultime expansion du loupExtrait de « Les trois seigneuries » de R. HERRIN et H. GROSJEAN.
Nous avons constaté que l’élevage d’animaux domestiques au détriment de la forêt tendait à l’anarchie.
Vis-à-vis de leurs prédateurs, la chute des effectifs d’herbivores sauvages se trouvait donc largement compensée.
Si les chasses excessives entraînèrent une diminution considérables des cervidés (elle faillit au cours du 19e siècle aller jusqu’à l’extinction), inverse était la condition du loup.
Toujours, il avait été élément banal de la faune. Il faisait partie de la vie rurale. Ses effectifs, aidés peut-être par des migrations dues aux événements, se mirent à croître. Cependant, ça n’était pas un phénomène neuf. Il s’était produit à diverses reprises, pour les mêmes causes, au cours de notre tumultueux passé et de nos cycliques épidémies.
Il reste que cet accroissement fut le dernier de notre histoire. Il est donc intéressant de s’y attarder.
Après, malgré son rôle régulateur entre temps retrouvé, l’espèce ne fit que décroître pour être finalement éliminée par le poison.
« Et puis la vie nous tenait là
Du bord du champ au bord du bois
La guerre pouvait brûler les blés
Garder les hommes en pays étranger
C’était le temps
Souvenez vous
Le temps des grives aux loup »
C. MICHELET et C. DUMONT
Dès la fin du 18e siècle, à l’occasion des bouleversements subis par nos vieux pays, le loup se met à prospérer essentiellement au sud du sillon Sambre et Meuse.
Son nombre dépasse vite les possibilités d’un gibier décimé par l’homme, si bien que la concurrence avec celui-ci acquiert un caractère aigu.
Si, comme dit le dicton « la faim fait sortir le loup du bois« , laisser envahir les forêts par d’innombrables troupeaux conduits par des fraudeurs sans expérience du milieu, rend les conflits inévitables.
C’est négliger la règle fondamentale selon laquelle l’augmentation des proies potentielles déclenche, en parallèle, celle de leurs prédateurs.
Les propriétaires d’un bétail en croissance anormale ne peuvent évidemment admettre la participation aux bénéfices de leur concurrent de toujours.
Durant toutes les périodes française, prussienne et hollandaise, les plaintes affluent vers préfets et louveteries ainsi, également, que les procès-verbaux de loups détruits et réclamations des primes correspondantes.
Beaucoup de communes du Département de l’Ourthe, rive droite de la Meuse, se manifestent; surtout dans les futurs cantons de l’Est et en haute Ardenne, mais également dans le pays de Herve. Ici, la déforestation déjà ancienne laisse la paysannerie inexpérimentée face au prédateur (massacre de Cerexhe en 1808).
Plus près de chez nous, on cite comme animaux abattus (liste non exhaustive) :
1794 : un loup à Fraiture (Condroz)
1797 : un loup à Xhoris
deux loups à Vierset-Barse
1800 : une louve à Clermont-sous-Huy
1802 : un loup à Fraiture
1803 : deux loups à LaNeuville-en-Condroz
un loup à Aywaille
un loup à Tavier
1804 : deux loups + un louveteau à La Neuville-en-Condroz
un loup à Ochain (près de Clavier)
un louveteau à Aywaille
1805 : un loup à Xhoris
une louve + un loup énorme à La Neuville-en-Condroz
1806 : deux loups à Esneux
un loup à Xhoris
1807 : cinq louves dont une pleine à Ouffet (+ une douzaine de loups déclarés tués par les habitants, les années précédentes)
deux loups à Vierset-Barse
1809 : un loup à Ouffet
deux loups à Warsage
1812 : un loup à Clavier (par le garde de Mme de Tornaco/Vervoz)
1813 : une louve à Boncelles
1818 : un loup à Seraing
Cet aperçu confirme que les zones où de grands massifs forestiers subsistent sont préférées par le carnassier. De tout temps, il s’y est reproduit. A noter que même pendant cette période favorable à l’espèce, nous n’avons pas relevé de relations mentionnant une attaque sur l’homme1, à l’exception d’un cas douteux durant la période prussienne (voir plus loin).
Il est aussi intéressant de consulter à ce propos des extraits de courrier du temps:
« Huy An 12
Le Sous-Préfet
Citoyen Préfet,
je m’empresse de vous adresser un procès-verbal dûment remis par le Maire de la Neuville-en-Condroz constatant la destruction d’un louveteau dont la tête m’a été représentée. La mort de cet animal est due au Citoyen Lambert Marchand garde-forestier.
Salut et respect« .
« . . . il sera accordé au Citoyen Georges Delhaisse2 garde-forestier de La Neuville-en-Condroz une récompense de 40 frs pour la destruction de deux loups. Le procès-verbal dressé par le Maire de La Neuville avait été confié au garde qui le remet en y présentant les têtes des loups auxquelles il a été coupé l’oreille droite . . . ».
« Préfecture de l’Ourthe An 13
Le Préfet, Membre de la Légion d’honneur
. . . le procès-verbal dressé par le Maire en date du 12 frimaire An 13, duquel il résulte que le 11 du courant une louve non pleine a été présentée sanglante au Maire de La Neuville-en-Condroz par le Sieur Pierre Joseph Olivier, garde forestier de l’Empire, demeurant en cette commune lequel a déclaré l’avoir tuée dans le Bois de La Neuville-en-Condroz . . .« .
« An 14
. . . deux loups détruits commune d’Esneux . . . il en existe encore, nous espérons de les atteindre, ils étoient au nombre de sept. Il en reste encore cinq. Si la neige demeure quelques jours, nous pourrons encore en tuer quelqu’uns . . .« .
« Liège, le 10 juin 1813
Au Sous-préfet de Liège,
je vous préviens Monsieur le Sous-préfet que par arrêté de ce jour, j’ai accordé une prime de 15 francs au Sieur Leonard Thoman (Thomas) pour avoir détruit une jeune louve sur le territoire de la commune de Boncellen (Boncelles) ainsi qu’il résulte du procès-verbal qui en a été dressé sous la date du 7 courant par le Sieur H. Jacquemart, Brigadier forestier impérial, résidant dans la dite commune . . . ».
(un autre document précise que la bête est âgée de 7 mois et qu’il s’agit de Thomas à Boncelles dont le nom est cette fois bien orthographié).
L’ogre de Corse -comme disaient ses adversaires- se morfond à l’île d’Elbe. Notre pays vit depuis peu sous la gestion prussienne. La toute nouvelle hiérarchie des Domaines émet un rapport :« l’institution de la Louveterie qui était bien conçue au fond n’a point exactement répondu à ce que l’on devait espérer d’elle. Les loups et les autres animaux nuisibles se sont accrus . . . les loups et les renards surtout font des ravages considérables . . .« .
Cette année là, on relève la réclamation de prime assez particulière pour la destruction d’un loup. Elle ne concerne pas la région mais vaut d’être citée, car il se serait agi d’une menace directe du carnassier envers un homme :
« Liège 23 octobre 1814
Le sieur . . . garde forestier, faisant le 30 août dernier sa tournée ordinaire, rencontre dans le bois un loup d’une grandeur prodigieuse et, à l’instant où cet animal alloit s’élancer sur lui, il le renverse d’un coup de fusil. Le loup furieux se relève en poussant d’horribles hurlements; il est atteint d’un second coup et reste étendu mort sur place.
Il fait transporter ce loup chez le bourgmestre. L’animal est reconnu avoir été tué à l’instant même, et le procès-verbal qui constate sa mort est transmis par le directeur du cercle au commissaire du gouvernement, avec un rapport sur toutes les circonstances qui ont accompagné la destruction de ce loup.
En conformité des instructions de S.E. le gouverneur général, à qui il a été rendu compte du danger qu’avait couru le garde forestier, et des ravages qu’avait déjà causés cet animal parmi les troupeaux de bêtes à laine des communes environnantes, le commissaire de gouvernement vient de délivrer un mandat de 50 frs sur la caisse du receveur particulier du cercle. Sans doute cette somme (quoiqu’elle excède de 38 frs la prime accordée en pareille circonstance) est encore modique, eu égard au service rendu; mais elle n’est pas le seul prix de cette action.
Le citoyen qui se dévoue à la conservation de ses concitoyens, compte aussi comme première récompense, le bonheur de leur être utile.
Le commissaire du gouvernement
Piautaz
Pour expédition conforme :
secrétaire général : De During« .
Ce long texte tranche avec la concision des procès-verbaux antérieurs.
Au point que le naturaliste peut se demander s’il n’est pas, à l’occasion banale d’un loup abattu, une fructueuse tartarinade destinée à l’inexpérience des nouvelles autorités.
Par ailleurs, celles-ci confirment les mesures prises par l’ex-gouvernement français quant à la destruction du loup :
« . . . maintient les mêmes primes accordées par le ci-devant (!) gouvernement français pour la destruction des loups . . . Il sera payé à titre de récompense, aux personnes qui auront détruit des loups et en justis-seront, savoir
Pour la destruction d’une louve pleine 18 frs
Pour celle d’une louve non pleine 15 frs
Pour celle d’un loup 12 frs
Pour celle d’un louveteau 3 frs
Fait à Liège le 12 octobre 1814« .
Peu après ces primes seront augmentées :
« Loup enragé qui se serait jeté sur des hommes ou des enfants 80 frs
Louve pleine 30 frs
Loup 20 frs
Louveteau 10 frs.
Quelques années auparavant, un relevé global, fourni par la Préfecture sur les loups détruits dans le Département de l’Ourthe pour les années 1805 et 1806, mentionne le chiffre de 310 ! Le Préfet estime cette destruction insuffisante.
A remarquer l’illogisme d’une situation voyant les gardes des Eaux & Forêts participer à l’élimination d’un prédateur qui, lui-même, s’en prenait au bétail pléthorique ravageant les bois.
Pour conclure, relevons qu’il est clair dans notre forêt que le secteur du Bois de la Neuville était le plus riche en biomasse, le moins fréquenté, dégradé ou pillé. C’était déjà un refuge pour la faune y compris le loup. De là, celui-ci avait bien sûr le loisir, si besoin était, de parcourir les zones limitrophes tant altérées par des troupeaux frauduleux ou non.
A l’opposé, nous voyons le Bois des Masuirs -cité à cette occasion comme Bois communal- attirant peu d’amateurs lors de l’affermage (location) de la Chasse en 1808. Il est décrit comme n’ayant plus que bruyères, terres vaines et peu de bois. Ce qui n’avait d’ailleurs pas empêché quelques notables, deux ans plus tôt, d’essayer de l’obtenir comme chasse privée.
Signalons enfin qu’il existait une « terre aux loups » à Ougrée.
1 Les cas de rage sylvatique – en admettant qu’il s’en soit produits – sont un autre problème. La possibilité existait, comme le démontrent les montants de prîmes à accorder. Mais nous n’avons rien trouvé à ce sujet durant cette époque.
2 Il s’agit de Georges Delhaisse, résidant à la Neuville non loin du château, dans la fermette dite « Hermitage » près de la drève du même nom.