0463. COMMENT ON SE RENDAIT, UN PEU AVANT 1830, DE LIÈGE À ESNEUX

Dessins Renaud BERTRAND.

On ne se fait pas une idée bien exacte aujourd’hui que nous avons nos chemins de fer, nos trams vicinaux etc…combien il était autrefois pénible à nos pères de faire le moindre petit voyage.

Ainsi pour aller de Bruxelles à Liège ou vice versa la diligence ou le char à bancs, comme on disait en ce temps là, qui étaient le seul moyen de voyager de la plupart des gens aisés, mettaient deux à trois jours à faire un voyage de 20 lieues.

On prenait la diligence à Bruxelles, à l’auberge de la couronne d’Espagne, vieille halle « aux bleds » à 6 heures du matin,, ou bien chez la veuve Lemaire rue de l’hôpital n449, à 6 heures du soir, Dans le premier cas, on s’arrêtait au premier relais, dans une localité déterminée, vers midi. Les voyageurs étaient invités à descendre. C’était le moment de dîner. Celui‑ci était préparé dans l’auberge et toujours en retard. On se mettait à table mais à peine avait‑on mangé son potage, qu’apparaissait le conducteur, le plus souvent averti et de connivence avec l’aubergiste, qui venait prévenir les voyageurs que les chevaux étaient attelés et qu’on allait bientôt partir.

Quelques instants après, le cri « en voiture » se faisait entendre; on avait à peine le temps de manger quelques bouchées; il fallait quitter la table, payer et s’embarquer.

Ces sortes de choses se passaient journellement. On y était tellement habitué qu’on ne s’en plaignait plus. Du reste à quoi bon ? L’administration s’entendait avec les aubergistes dont ils faisaient partie comme maîtres de poste de relais. Si on allait dîner autre part, la diligence partait sans bruit et l’on manquait son voyage. Le soir, on logeait dans un autre relais mais, sauf des lits détestables, on avait au moins le temps de déjeuner et de souper.

Quand on voyageait la nuit, comme dans le deuxième cas, il fallait se munir de provisions de bouche et tâcher de sommeiller, si possible, pendant le trajet.

Pour se rendre de Liège à Esneux, il fallait non seulement faire un détour, mais encore parcourir, à pied, à travers des bois, des fondrières et de mauvais chemins, presqu’impartageables en cas de mauvais temps et arriver à Esneux « crotté » jusqu’au

dos!

Nous allons décrire ce voyage pour donner une idée des voies de communication. Il n’y avait à cette époque, pour se rendre à Esneux, que la grand’route de Liège à Aywaille. Aucune autre n’existait et Tilff n’était lui même relié que jusqu’à Beaufays, où passait la route. Le trafic se faisait bien par bateaux plats navigant sur l’Ourthe mais il était rare qu’ils prissent des voyageurs.

On prenait donc le « char à bancs » à Liège, à la poste aux chevaux, dans l’ancienne cour des Mineurs. Cette voiture partait à 6 heures1/2, arrivait à Aywaille vers 9 heures du matin, pour repartir suivant la saison à 4 ou 7 heures du soir pour Liège. La distance est d’environ 18 à 19 Km.

L’ancienne cour des Mineurs où l’on prenait le « char à bancs » était située près de l’église Saint‑Antoine. C’était, nous l’avons dit, la poste aux chevaux. Outre les voitures publiques, on pouvait y obtenir des voitures et des attelages particuliers au prix d’un tarif affiché et arrêté par l’administration.

Le « char à bancs » était une affreuse patache divisée en deux. En avant se trouvait ce que l’on appelait le coupé, c’était trois places réservées qui se payaient en conséquence. A l’arrière était la rotonde où l’on entassait 6 à 8 voyageurs, quelquefois plus; le plafond était tellement bas qu’il était impossible de s’y asseoir le chapeau sur la tête, aussi les voyageurs avaient‑ils la précaution de se munir d’une casquette. Les bagages et les marchandises que transportait la patache étaient entassés sur l’impériale et recouverts d’une toile plus ou moins imperméable. Il y avait en outre sur l’impériale, 3 places dont une pour le conducteur; celles‑ci exposées à toutes les intempéries de la saison. Le prix des places variait suivant la destination et aussi suivant les places. Celles sur l’impériale coûtaient le moins cher.

L’heure était sonnée depuis plus d’un quart d’heure lorsque le conducteur, coiffé d’une casquette particulière retombant sur l’oreille gauche, à fond en forme de losange et ornée d’un cornet, se décidait à mettre en marche sa lourde machine que traînent trois vigoureux chevaux. On traverse les rues avec un bruit de ferrailles « capable d’effrayer un mort« . Quelquefois le conducteur est accompagné d’un jeune garçon qui sonne la trompette. On passe par le Marché, par la rue Neuvice, par le pont des Arches, seul pont pour le moment sur la Meuse, puis on prend la rue Chaussée‑des‑ Prés, on traverse le pont Saint‑Nicolas, la rue Puits‑en‑Sock, le pont Saint‑Julien, la rue Entre‑deux‑ponts, le pont d’Amercoeur et enfin on arrive à la grand’route de Liège à Malmédy par Aywaille. On traverse tout le faubourg d’Amercoeur si éprouvé lors de l’entrée des Français le 27 juillet 1794.

Bientôt on arrive à la « Bonne Femme » où un vieux cabaret fort connu, a pour enseigne une femme sans tête. On l’appelait la « Bonne femme » boutade qui peut être considérée comme une satyrique plaisanterie à l’adresse du beau sexe.

On continue à circuler sur une route passable, bordée de quelques maisons, où les cabarets ne manquent pas. Laissant à notre droite les hauts‑fourneaux des Vennes, les premiers établis dans notre contrée, nous entrons à Grivegnée.

Jusqu’ici nous n’avons pas signalé les arrêts faits par la patache, soit pour prendre des personnes, soit pour charger des marchandises ou … permettre au conducteur de vider un nombre considérable de « canons de bière« . Il faut croire que ce métier altère diablement car on se demande comment un homme peut

ingurgiter tant que cela !

A Grivegnée, rien de remarquable, toujours des maisons à droite et à gauche de la route. On traverse le hameau de Brialmont et on arrive à Chênée.

Après un arrêt assez long, on se remet en route et on traverse, sur la Vesdre, un pont construit en 1811, sous la direction du génie de l’Empire Français, par des soldats espagnols prisonniers de guerre.

Jusqu’ici, nous n’avons pas eu d’aventures; elles vont commencer.

On arrive au pied de la montagne des Critchions. La voiture s’arrête, elle doit gravir le Thiers dont la pente est fort rapide. Le conducteur, comme d’habitude, déclare que le « char à bancs » ne peut monter la côte aussi fortement chargé, et invite tous les voyageurs à descendre de voiture pour faire cette ascension à pied. Une vieille dame est seule exceptée et reste dans le coupé.La voiture commence lentement à gravir la côte. Tout en cheminant à ses côtés avec les autres voyageurs, c’est en souriant que je pense à la fable du bon La Fontaine; elle dépeint assez bien notre situation dans ces vers: « dans un chemin montant, sablonneux, malaisé et de tous les côtés au soleil exposé six forts chevaux tiraient un coche.

Femmes, moines, vieillards, tout était descendu: l’attelage suait, soufflait, était rendu…« . Pendant la montée, jetons un coup d’oeil sur nos compagnons de voyage. Dans le coupé se trouvait, comme nous l’avons dit, une vieille dame, elle était accompagnée d’une autre dame beaucoup plus jeune qui m’a paru être sa fille; cette dernière en ce moment, donnait la main à un jeune garçon de 7 à 8 ans, qui voulait constamment s’échapper pour jeter des pierres aux oiseaux. J’apprends que cette jeune dame habite une maison de campagne à Dieupart. Dans la rotonde se trouvait entre autres un petit fermier de Beaufays; il causait constamment à un autre fermier se disant de Dolembreux. Le premier habillé d’un pantalon de drap bleu, d’une blouse passée sur un tricot de laine brune et coiffé d’une casquette ordinaire, avait l’air débraillé. Il avait, disait‑il, une petite métairie située près du château du Bois‑Le‑ Moine qui lui rapportait peu de chose, aussi ne paraissait‑il pas faire de brillantes affaires. L’autre, au contraire, propret, déjà âgé, avait un costume particulier que l’on rencontrait encore souvent chez les vieux paysans. Il portait une culotte de velours rayé brun, des bas de coton chiné, de larges souliers plats, une jaquette assez longue de pans, lesquels dépassaient un peu une blouse neuve, jetée sur le tout. Bien cravaté avec un faux col, si haut qu’il lui coupait les oreilles, et, enfin un chapeau rond en feutre dont les bords semblaient avoir été rabattus par le coup de fer d’une ménagère économe, mais qui paraissaient avoir été autrefois relevés en tricorne.

Sa femme vêtue d’une jaquette de drap vert, avait un jupon rayé bleu et noir. Un fichu était attaché sur la tête couverte d’un bonnet de tulle noir. Sur la poitrine, elle portait une croix d’or, pendue au cou par une chaînette de même métal. Elle paraissait âgée d’une cinquantaine d’années et portait un cabas qui semblait bien garni.

Nous ne nous occuperons pas des autres voyageurs, des paysans et des paysannes fort peu intéressants pour notre lecteur.

La conversation des deux fermiers roulait sur les affaires de la ferme. Le fermier de Dolembreux contait à son voisin de Beaufays qu’il était venu la veille vendre à Liège 30 livres de beurre et 10 douzaines d’oeufs. Il se réjouissait d’avoir fait une excellente affaire vendant son beurre à 38 cents la livre et ses oeufs à 12 cents la douzaine. Que diront nos femmes, chers lecteurs si on leur disait que la livre pesait 467 grammes et que 38 cents valaient 81 centimes, ce qui fait que le beurre ne coûtait alors que 1,02 Fr le kilo!! Quant aux oeufs, il les avait vendus à un cent pièce, soit 120 cents ou un florin 19 cents, c’est‑à‑dire 2,52 Fr!!

La femme se plaignait de la chèreté de la chaussure.

Elle avait acheté à Liège une paire de souliers pour son mari pour 3 florins 10 cents, soit 6,54 Fr. et une autre pour elle à 2 florins 40 cents, soit 5,06 Fr. Voilà des prix d’autrefois. Les denrées étaient bon marché et les vêtements chers. La fermière nous apprit également qu’elle avait acheté du cuir, des clous, du fil etc.., qu’elle comptait bien en rentrant chez elle « louer » le cordonnier pour plusieurs jours afin de raccommoder les chaussures de toute la famille. Coutume économique de nos prédécesseurs qui se pratiquait jadis dans l’Ardenne et les pays de Liège et de Luxembourg.

Sur l’impériale de la diligence étaient juchés deux paysans allemands des environs de Malmédy. A leur physionomie, on reconnaissait immédiatement la race d’Abraham et de Jacob. Leur nez fortement busqué, la barbe noire grisonnante négligée; habillés sordidement d’un pantalon de l’étoffe appelée « pilou » dans le pays, d’une vieille blouse usée et malpropre, chaussés de lourds souliers garnis de clous et coiffés d’une casquette surnommée « plat à tarte« ; tels étaient leurs costumes presque identiques, l’un plus débraillé que l’autre. Ces deux personnages ne parlaient qu’entre eux, tantôt en allemand, tantôt en wallon de terroir et leur conversation était émaillée de rixdaller, bons gros, thaler et pfennig; pendant ce temps, ils ne cessaient de fumer dans d’énormes pipes de porcelaine et avaient l’un et l’autre dans la poche de leur blouse, une gourde..remplie de snaps dont ils humectaient très souvent leur gosier. Ces deux individus retournaient à Malmédy et en arrivant à Aywaille devaient faire une étape de cinq lieues pour se rendre à destination en passant par Spa.

Nous étions arrivés, entre‑temps, au haut de la montagne des Critckions et après avoir laissé souffler les chevaux, nous reprîmes nos places en voiture. Après une montée peu sensible, nous arrivâmes à Beaufays. L’un des fermiers descendit et nous continuâmes jusqu’à Monchamps. Là, je quittai la diligence, lui laissant poursuivre sa route vers Aywaille. Parti de Liège à 6 1/2 h.du matin, il était environ 8 heures; nous avions parcouru à peu près 11 Km.

Pour aller à Esneux, il fallait traverser le Bois le Comte, déboucher à Hayen, passer à Hotgné, Avionpuits et arriver à Esneux-Haut, par un chemin dans le bois d’Avionpuits. A Mouchamps, on s’arrêtait d’habitude chez le maréchal‑ferrant Chefneux, où on y prenait un réconfortant composé d’une omelette, de café etc..; on y mangeait souvent d’excellentes « dorèyes« , tartes au riz si estimées au pays de Liège.

C’est le garçon forgeron qui est chargé de décrotter les chaussures des voyageurs, et en cas de mauvais temps la besogne est bien rude.

Après s’être réconforté, on se remet en marche. Le chemin qu’on prend, où passent quelquefois les charrettes de paysans venant des champs, traverse un petit ruisseau avant d’entrer dans le Bois le Comte. Ce ruisseau appelé Gobry est large de 2 à 3 mètres, mais peu profond; son eau est claire comme le cristal. Lorsqu’il pleut abondamment, ce ruisseau se gonfle, devient un véritable torrent, roulant une eau jaunâtre chargée d’argile; il est alors infranchissable pour les piétons. En temps ordinaire, ceux-ci le franchissent en mettant successivement les pieds sur des pierres plates espacées dans le lit du ruisseau. Il faut donc une certaine adresse pour passer l’eau, mais on s’y fait.

Il ne faudrait cependant pas imiter le curé de Hony qui revenant de Liège après un bon dîner, n’ayant plus une juste idée de l’équilibre, manqua une des pierres, s’étendit tout du long dans le ruisseau, d’où quelques bonnes femmes faisant route avec lui, l’en retirèrent et puis lui tordirent sa soutane; heureusement c’était en été; ce bain improvisé ne fit que dégriser le digne prêtre. Inutile de narrer la réception que lui fit sa gouvernante en voyant arriver Monsieur le curé comme on pense bien.

On entre ici dans le Bois le Comte ainsi nommé parce qu’il appartenait au comte d’Esneux. Ce bois assez vaste a toujours joui d’une mauvaise réputation. A la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, il servait de refuge à tous les vagabonds; il y avait même une bande de brigands fort redoutée qui obéissait aux ordres d’un nommé Carême et qui dévalisait les passants et les voyageurs.

La maréchaussée finit par s’emparer d’eux et les tribunaux de Liège les jugèrent. Cependant, à l’époque où nous faisons notre voyage, on y rencontrait encore de temps en temps des malfaiteurs isolés.

Un jour, en 1826, une dame V…, châtelaine des environs revenait de Liège; son fils E…, jeune homme de 24 ans, un chasseur émérite, était allé chercher sa mère à Beaufays. Pendant la traversée du bois, étant restée un peu en arrière, la dame fut arrêtée par un individu qui voulut la saisir à la gorge lui demandant la bourse ou la vie. Cette dame âgée de 43 ans et très forte, le repousse des deux poings dans la poitrine, en appelant son fils au secours. Celui‑ci accourut, mais le malandrin ayant perçu le craquement de la gâchette du fusil qu’armait le jeune chasseur, n’attendit pas son arrivée pour prendre la fuite à toutes jambes.

Plus tard, divers moutons ayant été enlevés dans une ferme du voisinage, les trois fils de la dame, aidés de plusieurs fermiers firent une battue dans le bois, signalé comme étant le repaire des voleurs. L’un des fils âgé de 20 ans, apercevant du sang au pied d’un gros arbre creux, avança la tète pour l’examiner; aussitôt en sortit un homme qui s’y était dissimulé et qui mangeait une tête de mouton crue. En sortant de sa cachette, il lança son couteau dans la direction du jeune homme, sans l’atteindre. Celui‑ci fut tellement surpris qu’il n’eut pas le sang froid de tirer sur l’homme qui prit la fuite. Se sentant traqué, le voleur quitta sans doute le pays, car on n’en entendit plus parler.

Le chemin qui traverse le Bois le Comte est boueux, sillonné d’ornières profondes. On l’a converti depuis lors en une route pavée débouchant au riant village de Hayen. De Hayen a Hautgné, les chemins empierrés étaient un peu meilleurs, il en était de même de Hautgné à Esneux.

La distance de Monchamps à Esneux-Haut est de 6 à 7 km. qu’on franchissait en une heure et demi. On arrivait donc vers 9 h. 1/2.

Tel était autrefois l’itinéraire qu’il fallait parcourir pour se rendre de Liège à Esneux ou d’Esneux à Liège.


Bètchète di l’êwe d’Oûte-avant très pointu et très relevé, longue de 18 à 20 m, large de 2 m, transportant surtout des marchandises mais acceptait parfois quelques voyageurs.

Il y avait bien, comme nous l’avons dit plus haut, un autre moyen pour se rendre à Liège. C’était de s’embarquer sur un de ces bateaux navigant sur l’Ourthe. On s’embarquait à Esneux sur un bateau, le plus souvent chargé de bois. On descendait la rivière qui n’était pas canalisée, comme de nos jours et l’on débarquait soit à Fétinne, soit au pont d’Amercoeur ou à la Batte. Ce moyen de communication fut plus tard mis en pratique; une barque pontée faisait une ou deux fois par semaine le voyage, transportant voyageurs et marchandises, mais ce trajet se faisait à une lenteur désespérante. Le lendemain la barque était remorquée par des chevaux qui la ramenaient à Esneux.

Lorsque la route de Liège à Esneux fut faite, une diligence allait journellement d’Esneux à Liège et revenait le soir; elle appartenait au sieur Hanson; on passait l’Ourthe sur un ponton ou bac à Tilff jusqu’au moment où le pont fut inauguré.

Le chemin de fer est établi depuis; une ligne va rejoindre le Grand Luxembourgeois à Melreux en cotoyant l’Ourthe; l’autre ligne partant de Comblain-au‑Pont va rejoindre à Trois-Ponts la ligne de Pépinster à Trois‑Ponts et Libramont, en longeant l’Amblève.

Major de Groulart1

(vers 1895)

1  Monsieur de Groulart est cité comme capitaine‑major des

Grenadiers et en 1889, major‑commandant le 37e bataillon du

lle de ligne. Etait allié aux familles Raze d’Esneux et vander Maesen d’Avionpuits ».