0926. Aspect du bois de la Neuville en 1945

R.HERRIN et H. GROSJEANL

Le chêne « Madame »

Dans l’histoire contemporaine de notre massif forestier, le Bois de la Neuville a été un cas particulier.

En 1945 – donc juste avant les perturbations qui l’affectèrent – il était devenu, pour la Belgique, un milieu naturel exceptionnel.

Afin de le faire mieux réaliser au lecteur, nous présentons avant les études similaires à celles des secteurs précédents, le texte suivant .

Il est extrait des souvenirs d’un adolescent du début des années 1940.

Comment se présentait notre « forêt vierge » ?

Pas une route ne la traversait et, en regard des bois limitrophes, les drèves étaient rares : deux chemins rectilignes, l’Allée Madame et l’Allée de l’Ermitage, se croisaient au centre de la propriété. Deux autres – que nous surnommions Allée de la Baraque de l’Aigle et Allée du Chêne Madame – s’embranchaient sur le premier cité. Ensemble, ils délimitaient six secteurs importants.

On trouvait en bordure d’autres chemins dédiés soit à la surveillance, soit à l’évacuation et se soudant aux débuts des quatre premiers.

La végétation les ramenaient tous (hormis les plus proches du village), à des proportions de sentiers. Quelques sentiers sillonnaient les secteurs. Ils prenaient des allures de sentes. Quand aux sentes d’autrefois, il n’en était plus question. Seule la faune avait les siennes.

Non loin des limites Ouest, un petit chemin de fer empruntait la vallée d’un fort ruisseau pour se rendre sur le plateau du Condroz. En hiver, se dévoilaient par ci par là, des traces nivelées ou, sur les versants, certains ravinements.

Il y avait eu là des chemins oubliés. Même phénomène pour les aires de charbonniers. Elles s’étaient toutes replantées et supportaient parfois des arbres âgés. Voilà pour les percées.

Il y avait cependant des clairières où reprenaient quelques arbustes. C’était la marque de ces coupes du passé où un excès de gibier avait décimé lés rejets. Ces lieux étaient colonisés par la fougère aigle qui, sur ce sol, atteignait les deux mètres et une densité incroyable. C’était nos « mers de fougères ».’ Quant au principal, nous y voyions la jungle.

VERS LA DROITE « ALLÉE BARAQUE DE L’AIGLE »

Imaginez un taillis sous futaie, avec prédominance du chêne. Le taillis, fréquemment, était du gaulis de toutes espèces, avenir de la forêt, issu de ses semis. Certains coins voyaient pousser des bourdaines si serrées – une baguette tous les 10 cms – qu’on ne pouvait les traverser qu’en empruntant les sentes de sangliers. Parfois surgissait – noir l’hiver, ou éclatant de blancheur au printemps – un vieux pommier sauvage aux fruits jaunes et acides.

Les arbres … il y en avait de tous âges dont des géants vivants ou morts, debout, couchés, brisés, chacun étant le siège d’une vie intense. Et cela se suivait, s’entremêlait au taillis, aux fougères, sur des kilomètres.

Nous étions quelques adolescents à nous glisser dans ce fouillis en explorateurs, à quitter les rares chemins. Nous dressions des cartes. Nos points de pénétration étaient souvent les ruisselets errant sur le plateau sommital. Au début, nous avions bien besoin de ces fils d’Ariane. C’est d’ailleurs là que j’ai connu ce cercle infernal dont parlent les récits.

Me trouvant un jour sur une allée, je projetais de la quitter en angle droit, pour en joindre une autre, parallèle. Ce faisant, je traverserais une région mal connue. Me voilà parti, tous sens en éveil, admirant ceci, épiant cela, me baissant, écartant les branches jusqu’au moment où, droit devant, une éclaircie annonça une percée. Surpris (il était tôt pour arriver), je débouchais à l’air libre. Nous connaissions les quatre allées et voilà que j’en découvrais une autre. Réaction normale, la suivre ! Ce que je fis, empli d’une impression étrange, en regardant à l’envers ce que je venais de quitter car, en fait, j’étais revenu à mon point de départ. Les dieux celtes m’avaient eu.

Perpendiculaire à l’Ermitage.

Une autre fois, quittant un ruisselet, je me dirigeais vers un autre coulant plus loin. Même scénario quoique plus ahurissant. Le rû que je devais atteindre coulait vers la droite. Lorsque je l’atteignis, je constatais que l’eau coulait dans le mauvais sens, vers la gauche. Donc, elle remontait ! Dans ce cas, la cervelle a des difficultés pour remettre le paysage en place. J’étais revenu à mon premier cours d’eau.

La forêt offrait toujours des imprévus, Nous avions situé, notamment, deux longues rangées de vieux épicéas implantés dans des zones différentes. Je n’ai jamais compris la raison de ces lignes de résineux que ne suivait nul chemin, à peine une sente. Postes de battues ? Points de repère ? Et bien, il y avait trois ans que je parcourrais les lieux, lorsqu’un ami et moi recoupâmes un troisième alignement de conifères s’étirant sur près d’un kilomètre et dont nous ignorions la présence. Or, ils avaient dans les 30 mètres et leur feuillage typique tranchait sur l’environnement. J’ai encore à l’esprit notre étonnement au moment de la découverte.

Le même que celui de l’explorateur tombant sur des vestiges archéologiques dans une région qu’il croit connaître.

A ce propos, non loin du château, subsistait ce qui avait été un parc romantique d’une dizaine d’hectares, enclavé dans la sylve. La forêt avait tout repris en ce sens qu’elle avait répandu partout des semis poussant dru autour d’arbres adultes, dont beaucoup d’exotiques et de greffés. Tels des restes Mayas mangés de mousse et de végétation, on rencontrait, disséminés, maisonnette effondrée, charmilles, vestiges de ponceau, Un ruisselet limpide, vif en truites, sillonnait les lieux. Il était tantôt libre, tantôt discipliné par des murets rustiques. Les décombres d’une tour minuscule étaient submergés de fougères. Des marbres brisés gisaient çà et là. Mais surtout, il y avait une île !

Un étang assez grand avait été creusé et les terres, rejetées au centre, formaient une butte implantée d’arbres. Etroitement cernée par un fourré que dominaient quelques grands pins de Weymouth, la pièce d’eau devenait, au fil du temps, un dangereux marais dont la vase liquide supportait des coussins de végétaux pourris où s’agrippaient des aulnes. Des îlots flottants, c’était assez rare ! Que de moments passés à observer la sauvagine. Mais aussi quel supplice pour cou, jambes et bras nus que ces myriades de moustiques.

Nous organisions plus que des incursions dans la jungle. Nous y campions dans les coins qui nous avaient intéressés lors de randonnées. Quittant l’agglomération, nous traversions d’abord un bois agréable certes mais ordinaire. Au fil de notre avance, les horizons se dévoilaient vers le but. Venait le Val d’Osny, les eaux cristallines du ruisseau que nous passions en équilibre sur les pierres puis, sans transition, derrière les vestiges de sa clôture, « la Forêt ».

Au lieu choisi, les sacs tombaient dans la fougère, la petite tente s’intégrait à la végétation. Ah ! Ces veillées de broussards autour du feu, avec passages de bécasses sur ciel étoilé, les derniers chants de passereaux que relayaient les nocturnes. Et la nuit, sur nos litières de fougères ou bruyères I’attention aiguisée épiant le moindre friselis. Venait le réveil, les senteurs fraîches, la symphonie des ailés et ce broquart intrigué qui trottait 10 mètres, s’arrêtait puis repartait sans se presser.

Nous ne faisions pas que goûter les charmes de ce paradis perdu. Nous veillons sur lui : que d’incendies étouffés près du chemin de fer semeur d’escarbilles.

Ces aventures enchantées se poursuivaient lorsqu’au début de 1946 vint la catastrophe. Le Domaine, vendu, fut mis en coupe réglée. Année après année, des milliers d’arbres prirent le chemin d’une gare proche. Nous en étions malades. En 1951 le Roi de la Sylve, le « Chêne Madame ». fut abattu. Tout disparaissait même les souches. A l’époque, les fûts sains étaient taillés à la cognée jusque dans le sol. La forêt primitive s’effaçait.

Des quartiers résidentiels s’implantèrent.