1103. Impressions d’enfance.

Le jour de la lessive

Ghislaine Rome-Souris

Le dimanche soir, Maman aidée de Bonne-Maman, triait le linge de la semaine écoulée et le mettait tremper (li trimpédje) dans une grande « tine » (èl tène) en galvanisé remplie d’eau de gouttière additionnée de savon mou, verdâtre.

Le lundi, c’était le jour de la lessive.

Au bout du petit pré, se dressait la buanderie qui est toujours présente actuellement. Maman et ma grand-mère passaient la journée à laver le linge de la famille nombreuse que nous formions.

De bonne heure, été comme hiver, mon grand-père remplissait une dizaine de seaux d’eau claire pompée à la citerne de la cour. Il les portait à Maman déjà occupée à activer le feu de bois sous la cabolète. La « cabolète » ou « cabolell » était une chaudière où l’on faisait cuire la soupe des cochons ou du bétail. Mais chez nous elle était exclusivement réservée à la lessive. L’illustration cicontre correspond tout à fait à celle de Maman. Comme surgie du passé, elle s’impose à ma mémoire.

L’eau de pluie était versée dans la fameuse chaudière. Maman y délayait du savon mou et le linge sommairement tordu. Après une demi-heure d’ébullition elle en retirait le linge avec une pince de bois blanc et vite elle le déposait, tout dégoulinant dans la machine à lessiver (I’ machine à bouwer)

Elle était en cuivre côtelé, munie en son centre d’un agitateur à trois bras, en bois, qui remuait le linge en un mouvement de va-et-vient. Il était actionné par un moteur électrique et une courroie.

Cette tâche difficile, dure, présentait même un danger de brûlure car le chaudron de la « cabolète », solidaire du foyer, était impossible à déplacer.

Il fallait donc saisir le linge bouillant, pièce par pièce, et le déposer prestement dans la machine à lessiver.

A demi aveuglée par la vapeur d’eau bouillante, suffoquée par la fumée du foyer, Maman laissait s’échapper une partie du liquide, et pourtant, on devait laisser la porte ouverte en toutes saisons à cause de la fumée. « L’eau gèle à mes pieds » disait-elle, en hiver, pataugeant dans les flaques visqueuses et glissantes sur les pavés en pierre bleue. « Sors d’ici » m’enjoignait-elle « ce n’est pas bon pour toi! » J’avais l’estomac noué, la fumée âcre me piquait les yeux. L’odeur forte du linge, imprégné de sueur et de savon, me soulevait le cœur.

Je me réfugiais un long moment dans la cuisine, inquiète: je savais que le soir, Maman et Bonne-Maman auraient mal au dos, qu’elles enduiraient de glycérine leurs mains douloureuses et gercées.

Dans la buanderie, le linge de la machine était inspecté et frotté, le cas échéant, avec une brosse en chiendent sur la planche à lessiver en bois ondulé (l’ plantche al bouwèye). Commençait alors le premier bain des « blancs ».

Pendant ce temps mon grand-père avait une nouvelle fois rempli les seaux d’eau claire et les avait versés dans la chaudière en prévision du second bain. Les « bleus » -on appelait ainsi le linge de couleur – attendaient pour passer après dans ce même bain.

Quand les deux femmes jugeaient le linge blanc assez propre, il fallait le retirer de la lessiveuse et le tordre. Je revois leurs gestes: de part et d’autre de la machine elles empoignaient les draps de lit, et, les manches retroussées, leur imprimaient un mouvement de torsion l’une vers la droite, l’autre vers la gauche. L’eau ruisselait dans la cuve, puis elles déposaient le linge tout fumant dans une grande manne en osier clair.

L’été, j’attendais ce moment avec plaisir: j’étalais de mon mieux les draps de lit et les essuies de cuisine, je défroissais les sous-vêtements et les disposais sur l’herbe fraîche, au soleil. Cette opération de blanchissage (‘mèt’ à curèdje) et le grand air me revigoraicni, me donnaient le sens de mes premières responsabilités partagées avec les adultes.

Ensuite, j’humectais la lessive étendue avec mon petit arrosoir bleu. Je retrouvais pour un long moment le privilège de l’insouciance enfantine. Quelle récompense!

Entretemps, les « bleus » avaient pris place dans la machine à lessiver. La tâche de Maman et Bonne-Maman s’allégeait au fur et à mesure que la journée avançait Elles essoraient le linge de couleur, le rinçaient dans une cuvelle puis l’étendaient sur le fil et le fixaient avec des pinces en bois que nous connaissons toujours.

L’eau de la lessiveuse s’écoulait alors dans des seaux, par le robinet prévu au fond de la cuve. On la récupérait pour la jeter, devant la buanderie, sur la « pavée » qui se nettoyait d’elle-même. Rien n’était gaspillé!

A ce moment, la chanson de l’eau chaude et claire dans la « cabolète » encourageait les deux lavandières. Après avoir versé cette précieuse eau limpide et toujours aussi chaude dans la machine, Maman y ajoutait encore un peu de savon mou. Presque toutes les taches avaient disparu, l’odeur première aussi, remplacée par le parfum frais donné par le grand air. C’était réconfortant ce deuxième bain, il donnait la propreté recherchée!

Laissant la machine agiter allègrement le linge, Maman préparait une large cuve ovale avec de l’eau qui tiédirait au soleil, en été. Rapidement elle y diluait une poudre compacte, « le bleu Reckitt », enfermé dans un sachet d’étamine. L’eau devait bleuir mais rester transparente pour donner à la lessive une blancheur éclatante. Maman et Bonne-Maman l’essoraient à la main une dernière fois, soulagées et contentes d’avoir achevé ce grand labeur.

Suspendue au fil, la ribambelle du linge, agitée par le vent, se déplissait et dansait, image animée d’une grande famille heureuse.

Références: 1. Jean Haust: Le dialecte wallon à Liège, dictionnaire français-liégeois 2. La lessive au temps de nos grands-mères, brochure éditée par le Musée de la lessive à Spa, animé par Pol Jehin