Florentine

Renaud STRIVAY-Les Horizons mauves –Seraing 1921 Illustration J-C Martens

Du temps que j’étais écolier, là-bas, en plein Condroz, au riant village de Plainevaux, une humble boutique ouvrait sa porte verte non loin de l’école primaire et était le rendez-vous de tous les enfants de mon âge. C’était celle de Florentine, une très brave femme que tout le monde aimait pour sa gaîté communicative. Tous les jeudis, une « manne blanche >> sous le bras, elle allait à Esneux et en rapportait une foule de friandises qu’elle étalait aussitôt à la vitrine: babulaires emmanchés sur de longs bâtonnets, surprises variées enfermées dans des cornets multicolores, chapelets de sucre suspendus en guirlandes; pepins de Saint-Jean groupés en pyramides; noix de Brésil et jus de réglisse alternant en de clairs bocaux, « cahottes » débordantes de sirop brunâtre.

…Une humble boutique ouvrait sa porte verte non loin de l’école primaire

Il n’y avait pas d’écoliers qui « une clouche » à la main ne descendît chaque jour l’escalier de la boutique tentatrice et n’en sortit, un instant après, du bonheur plein les yeux.

C’est que, non contente de débiter ses sucreries, Florentine faisait une caresse à l’un, disait un mot joyeux à l’autre, bref prodiguait à tous la rosée de sa bonté. Mariée à vingt trois ans, elle était « demeurée » veuve à cinquante et quand on évoquait devant elle le souvenir de « son homme » et de ses trois fils fauchés en pleine floraison, elle vous conduisait dans une modeste chambre et parmi des ouvriers photographiés en groupe, vous montrait leurs bonnes figures de terriens réjouis.

Florentine avait vu l »les sept croix » comme on dit au village, ce qui la rendait si habile à consoler. Personne ne savait, comme elle, les mots qui réconfortent, les herbes qui guérissent, les conseils qui font agir. Aussi, le soir, au halo de la lampe, on voyait presque tous les jours, deviser avec elle, ceux que frôlait quelque inquiétude. Sa maison était une sorte de refuge où tombaient sur les affligés – telle une pluie de juin sur des fleurs qui se fanent -de précieuses paroles de consolation.

Au village, tout le monde savait que Florentine aimait d’amour tendre, son logis dont elle s’était rendue acquéreuse pierre par pierre. C’est ce qui explique la facétie que deux de ses voisins imaginèrent un jour.

Comme on parlait depuis quelques mois du tracé d’un tram vicinal, ils se procurèrent une chaîne d’arpenteur, des fiches, quelques rouleaux de papier et les mirent aux mains des deux camarades étrangers qui, un jeudi, vinrent jalonner, en biais, la route de l’école.

Pendant qu’ils mesuraient, se concertaient et dessinaient, -l’air très grave, – Florentine, les mains aux hanches, les regardait tout effarée.
-Madame, dit tout à coup l’un d’eux, les travaux qui vont être entrepris en cet endroit exige la démolition de votre maison et des deux chaumières que vous voyez là-bas…

Vous voudrez bien…
-Je ne voudrai rien du tout !
-L’intérêt public est en jeu, Madame, vous devez vous soumettre…
-Je ne me soumettrai jamais…
-Ecoutez ! – Je ne veux rien entendre…
-Mais soyez donc raisonnable. Si l’on ne renversait pas votre demeure, le tram serait obligé de faire un détour considérable.
-Eh! bien qu’il fasse le détour !
-Madame, vous n’y pensez pas, ce surcroît de travail exigerait une dépense très sensible et… -La compagnie est riche… Pourquoi faut-il qu’elle vienne troubler la paix des pauvres gens.
Messieurs! Cette demeure m’a condamnée à dix ans d’économie, mon mari et deux de mes enfants y sont morts; j’y vis tranquille depuis quelques années et c’est au moment même où je jouis quelque peu du fruit de mon labeur, qu’on voudrait me l’enlever ! …
-On vous en paiera la valeur.
-Je n’accepterai aucune offre.

Dressée au milieu de la route, Florentine jetait des cris d’orfraie et nerveusement tordait les bords de son tablier glauque. A la fin l’un des <<facétieux » s’approcha d’elle et lui dit à l’oreille :
-Vous ne pourriez pas offrir un « bon verre » à Monsieur l’Ingénieur? – Pourquoi?
-Parce que, il pourrait peut-être changer les plans…
-C’est vrai?
-Je vous l’assure… c’est un ami de la dive bouteille…
A ces mots, Florentine s’avança vers Monsieur « l’Ingénieur » c’est ainsi qu’elle l’appelait, et sur un ton mystérieux lui parla ainsi :
« J’ai à la cave quelques bouteilles de vieux cidre, reste d’un petit fût acheté jadis par mon mari au censier du Ry d’Oneux : que Dieu ait leur âme…Je veux bien vous en verser un verre… si… vous… me promettez de… changer vos plans. >>

Après quelques velléités d’indécision de l’imposteur joyeux, Florentine vit son désir exaucé et dans un transport de joie bien compréhensible, elle s’écria :
<< Entrez Messieurs, entrez et asseyez vous à cette table. Dans un instant, je suis à vous: vous me direz si vous avez déjà bu un cidre aussi exquis que celui que je vais vous servir. >>

Vous devinez la réponse qui fut faite à Florentine après qu’un bouchon eût effrayé toutes les mouches du plafond et qu’au bord de chaque verre les lèvres se furent trempées.

A pas de loup, la nuit entrait au village tranquille quand délicieusement gris disparurent les « beaux Messieurs ».

Le lendemain Florentine apprit qu’elle avait été le jouet d’une plaisanterie. Ce fut pour elle l’occasion d’un rire qui paraît-il, dure encore…