1377. La « BRASSINE »(1 )sous l’Ancien Régime.

Paul Dangoxhe -Janvier 2004

Rappelons que le premier propriétaire de la Brassine était Robert Dangoxhe2 (v. 1520-1592) qui bien sûr y brassait: (Il) « at delivre a Moege pour nous une demy tonne de bier moulz »3. C’est « en la maison de Robert ou comeunement lon est accoustume tenir les plaids » (1565) que la Courde Justice de La Rimière se réunit. La Brassine sert également de prison4: « La ferme5 dedit Rymier dont (il) est geolier et gardient » (1572).

La Brassine

A sa mort, le bien passe à sa veuve Jeanne de Chaisne, dite de Bouresse, épouse en secondes nocesde Jean delle Wiche.

Auparavant, en 1590, Robert Dangoxhe avait « rendu a stuyt local »6 la Brassine à Henri delle Haye7, sonsuccesseur au mayorat, tout en continuant à y habiter avec sa famille8.

En 1595, Grégoire delle Haye, époux de Marie de Sprimont, futur échevin, procède avec son frère Henri à un acte de « dischange et permutation » et reprend le bail à son compte. En 1609, il rachète la Brassine à Jeanne de Chaisne.

Les delle Haye vont alors être au centre d’une tourmente qui va secouer le village de La Rimière. En cette première moitié du XVIIe siècle, la sérénité est loin de régner au sein de la cour scabinale. Henri delle Haye, « impotent et en aage vieux » (1618) est remercié. Sonfils, Jean delle Haye, se pose en farouche rival de sononcle Grégoire pour l’accession au mayorat:

« Tous…volloient debattre defendre ou contredire que Jean delle Haye le joenne…par ledit Sr boursier p(resen)te pour mayeur ne fuisse capable et homme de bien pour estre admis a s(er)ment de ladite mairie ».

Entre alors en scène Jean de Berleur , époux de Marie delle Haye, fille de Grégoire, et beau-frère de Marguerite delle Haye, épouse en premières noces d’Arnold de Résimont, en secondes de Louis Maxhure, échevin au Comté de Logne, toutes deux héritières de la Brassine.

Soit par opportunisme, soit excédé par ce climat malsain, Jean de Berleur, échevin de La Rimière, greffier de Tavier-La Chapelle9, manœuvre auprès de la Cour de Brabant. Il y obtient en 1627 la commission de mayeur « pour ladministration de la justice et remedier a plusieurs insolences et exces tant des soubiects que des gens de guerre ».

Aux plaids généraux, sans doute subjugués par les lettres patentes qu’il présente -ou est-ce déjà l’amorce d’une contestation vis-à-vis de l’absolutisme de l’Abbaye du Val Saint-Lambert? -, les échevins de La Rimière lui accordent « destre admis a lestaz de mayeur », au grand dam de l’Abbé qui voit son autorité de seigneur hautain bafouée: de tradition séculaire, les membres de la Cour « ont este constitue par ung abbe delle Vaulx St Lambert ».

Furieux, les moines contre-attaquent, proposent Jean de Playe, lors mayeur de Sprimont. Il arrive même que, à l’instar de Jésus chassant les marchands du Temple, le « S r boursier et commis de la Vaux St Lambert »10, pris d’une sainte colère, « tire par force la verge justiciere hors des mains dudit impetrant », autrement dit arrache des mains de Jean de Berleur le symbole de la fonction mayorale.

C’est alors un va-et-vient des protagonistes entre La Rimière et les instances supérieures, les Cours de Limbourg et de Brabant, où chacun plaide sa cause. N’entrons pas dans des détails fastidieux et contentons-nous de constater que les voyages ne sont pas de tout repos. C’est ainsi que Jean de Playe arrive à Bruxelles « de cheval accompaigne de son serviteur ordinaire de distance de cette dict ville (Playe) de XII grandes et facheuses lieux en grand peril afin venir tenir la main a ce que lapplicquat fut bien dressé » (1636).

Jean de Berleur va aller de déboires en déboires. Obligé de rembourser les frais engagés par Jean de Playe, il assiste impuissant à l’adjudication de certains de ses meubles. La Cour de Brabant revient sur sa décision, conclut qu’il a usurpé sa fonction et le condamne aux « despens domages et interests ».

Il n’assistera pas à la dispersion d’une partie de ses biens. Sans doute usé par toutes ces années de lutte, il s’éteint avant le mois d’avril 1637.

L’Abbaye du Val Saint-Lambert sort donc grand vainqueur de l’affrontement et ne fait pas de quartier. Marie delle Haye a beau envoyer des suppliques et concéder que « son feu marit (a été) persuade par mauvais conseil aiant tasche de singerer en la maierie de Rimiere », elle doit s’acquitter de la somme de « mille quattre vingts et deux florins dix solz »11, monnaie de Brabant.

Cette sentence met les deux sœurs dans l’obligation d’aliéner la Brassine de leurs parts d’héritage.

Le 6 juillet 1643, le Val Saint-Lambert fait exécuter une « vendition » à « Esseneux paroisse dudit Remire ». En présence de l’huissier du Souverain Conseil de Brabant, Guillaume de Greve, ayant en main le « baston royal », se déroule lavente aux enchères jusqu’à « l’extinction de la chandelle au plus hault offrant ». En 1644, l’acte de vente est définitivement dresL’essentiel de la Brassine va à « Maistre Jean Le Febve natiff de Vierset ». Le Val Saint-Lambert se réserve quelques bonniers dont « les haies de la Brassine »12.

Qui est ce Jean Le Febve qui débourse une somme largement supérieure aux dettes de Marie delle Haye? Assurément, le notaire qui passera d’autres actes pour le Val saint-Lambert.

Il ne fera plus parler de lui à La Rimière excepté lors d’une « visitation » de laBrassine: celle-ci est en piteux état après avoir été pillée par des soldats. C’est le seul moment où nous pouvons nous faire une idée, quoique sommaire, des bâtiments: six pièces au rez-de-chaussée, trois pièces à l’étage, l’écurie, la brassine proprement dite, la réserve, la grange, le fournil, l’étable des vaches.

Peu après, le nouveau propriétaire « confesse davoir receu par emprunte de Monsieur le Reverend Prelat du Val St Lambert telles especes dor et dargent reprises dans lacte dacquestes…des biens de la Brassine », qu’il « at promis de restituer…ens le terme et espace de trois ans », faute de quoi l’Abbaye pourra procéder à une « saisinne« .

Jean Le Febve n’a-t-il pu honorer ses engagements ou plus probablement n’était-il qu’un prête-nom? Les mouvements d’humeur de plus en plus nombreux et violents des habitants de La Rimière -notamment en ce qui concerne le droit de pâturage au bois de Moges -ont-ils incité l’Abbé à interposer une tierce personne dans

un acte simulé?

Toujours est-il que par la suite l’Abbaye est clairement en possession de la Brassine. Elle sera d’abord louée à Pirlot Collignon , échevin. Son fils Corbeau Collignon, qui sera longtemps mayeur, et son petit-fils, Jacques Collignon, renouvelleront le « stuit » à plusieurs reprises.

Les autres locataires restent inconnus: on ne parle plus que du « censier de la Brassine » jusqu’à Lambert Joseph Villegia en 1754 et dès 1771, Joseph Luy.

Mais rien n’est jamais simple avec l’Abbaye. Environ 120 ans plus tard, les fantômes du passé ressurgissent. L’histoire des malheurs familiaux s’est assurément transmise de génération en génération. En 1768, soutenus par François Joseph Dossogne, curé de Hody13, qui – si on ose dire -se démène comme un beau diable, les descendants de Jean de Berleur et de Marie delle Haye accusent l’Abbaye de s’être approprié indûment la Brassine.

Derrière l’emphase, propre au XVIIIe siècle, de la correspondance entre l’Abbé et François Joseph Dossogne apparaissent hargne, rage, mépris et autres attitudes bien peu chrétiennes. Quelques extraits en disent long sur l’atmosphère et la mentalité de l’époque. Traité d’usurier, l’Abbé répond de façon cinglante, « Je ne me serois jamais imaginé qu’un autre qu’un juif me demanderoit de prouver que l’usure est defendue ». Devant l’impatience du curé qui attend la réponse à une de ses missives, il fulmine: « Je ne pouvois danser plus vitte que le violon ne savoit » , à quoi il est rétorqué que « la botteresse porteuse de cette (= la lettre) passe toutes les semaines avant votre porte », sous-entendu: « Vous faites traîner les choses ».

L’Abbé tire argument du fait que rien ne prouve la filiation des Berleur. Et si le curé de Hody fait appel à la mémoire, pas toujours précise d’ailleurs, de quelques anciens, force lui est de constater que le curé de Seny était « négligent a rasseoire au registre des baptesmes les enfans qu’il baptisoit ».

Comme toujours, l’affaire traîne en longueur et s’éteint tout doucement, les avis étant de toute façon en faveur de l’Abbaye.

1790: L’esprit révolutionnaire s’exporte de France. Dès le 30 août, des soldats des « troupes belgiques du Brabant » s’établissent à La Rimière, dressent des camps

à Rotheux et à La Neuville. La Brassine est occupée par les dragons. Le 22 septembre 1790, ils livrent bataille14.

La « liste des dommages, ravages, dégâts soufferts par les habitants et possessionnés dans la seigneurie de La Rimière » est longue. Paille, foin, avoine, fagots, cordes de bois, charrettes, chevaux, des mannes entières de pommes de terre, tout a disparu; des barrières ont été dressées, des prairies endommagées par les feux de camp. Comme toujours, la soldatesque a cassé des meubles, malmené des habitants, réclamé à boire. La censière de la Brassine, Marie Elisabeth Leduc, veuve de Joseph Luy, a perdu six voitures à deux chevaux.

En l’an III, viendra letour de l’armée républicaine française. L’Ancien Régime s’écroule. Désormais,les papiers officiels portent l’en-tête: Liberté -Egalité.

Sources :

Archives de l’Abbaye du Val Saint-Lambert.

Archives des Cours échevinales de La Rimière, La Neuville-en-Condroz, Seny.

J.G. Schoonbroodt : Inventaire analytique et chronologique des archives de l’Abbaye du Val-St-Lambert lez Liège (1875).

1 Située à l’angle des rues Brassine et Labay à Rotheux-Rimière

2 cf « Les Cahiers de jadis » N°11/p.342.

Deux précisions sont à y apporter:

-Robert Dangoxhe est échevin de la Cour de justice dès 1564. Il en est le mayeur de 1576 à 1586.

-Sa seconde épouse porte d’après les archives de La Rimière le nom de Jehenne de Bouresse. Les archives de Seny la citent sous le nom de Jehenne de Chaisne. Le phénomène n’est pas rare, les patronymes étant loin d’être tous fixés à cette époque.

Un tableau généalogique des de Chaisne est paru dans « Le Parchemin » N°213/1981. Il mentionne les personnages cités ici.

3 tonneau.

4 cf « Les Cahiers de jadis » N°20/p.732. Le saccage de la prison a bien eu lieu en 1572 et non en 1562, date constamment citée. La confusion est due à une erreur d’impression chez Schoonbroodt: le contenu d’une charte de l’Abbaye du Val Saint-Lambert relative à l’événement est chronologiquement à sa place (1572) mais porte une date erronée (1562).

5 prison -cf « enfermer ».

6 bail.

7 La Ferme de la Haie, jadis possession des delle Haye, se trouve rue J. Wauters à La Neuville.

8 Renard de Bende (l’échevin de La Neuville?) y loge également. En 1579, il résidait à la Ferme de la Haie.

9 Il n’était pas rare que la même personne remplisse l’une ou l’autre charge dans des communautés différentes.

10 Il s’agit de Michel Taxillis qui sera l’Abbé du Val Saint-Lambert de 1635 à 1666.

11 Schoonbroodt N°2129 cite par erreur la somme de 1402 florins 10 sous.

12 Voyez la rue du même nom à Rotheux-Rimière.

13cf « Les Cahiers de jadis » N°34/p.1293.

14 Contre les troupes autrichiennes.