1332. Impressions d’enfance.

Le jour des confitures: la gelée de groseilles rouges

Ghislaine Rome-Souris

Ce qui me plaît, c’est d’abord la cueillette des groseilles, un jour d’été, quand les petites baies rouges sont gorgées de jus et toutes chaudes de soleil. Il faut bien les surveiller car les moineaux et surtout les merles en sont friands et s’avèrent d’habiles maraudeurs.

« Laissez les oiseaux en paix» dit Tante Mathilde, « l’allée est bordée de groseilliers et nous en aurons bien assez ». Maman aime écraser ces fruits crus, égrenés dans une assiette profonde, avec du sucre, en accompagnement d’une tartine beurrée.

Ma petite taille me permet encore de dégarnir les branches basses de l’arbuste. Je m’accroupis ou je me mets à quatre pattes pour entrer presque entièrement dans le groseillier; j’en fais alors partie, les insectes ne me dérangent pas. Vivement mes mains dépouillent allègrement les rameaux de leur parure écarlate. Il ne faut pas les écraser! Rapidement le petit seau se remplit de fruits mûrs à souhait.

Maman préfère qu’on les égrène – sinon les tiges donnent à la confiture un goût un peu âcre, prétend-elle – après les avoir lavées et égouttées dans la passoire émaillée qui sert aussi le jour de la soupe. Comme la cueillette est abondante, Bonne Maman, mes deux tantes et moi-même égrenons patiemment les fruits. Les petites perles d’un rouge rubis s’amoncellent, brillantes et tentatrices dans quatre petits seaux. J’avoue qu’à ce stade de la préparation ma gourmandise l’emporte et j’avale beaucoup de groseilles, quitte à avoir mal au ventre!

Après vient le moment plus délicat que j’attends avec impatience. On se dirige vers le petit pré, à l’ombre du vieux cerisier. La table de jardin nous attend. Je suis les recommandations de ma grand-mère :

« Attache ton étamine avec 4 pinces à linge, au bord du seau. Puis dépose dans le tissu deux ou trois poignées de groseilles. Détache bien les pinces une à une pour ne pas renverser les fruits».

Elle joint le geste à la parole et je vois assez vite comment il faut procéder. Et j’y arrive! J’empoigne l’étamine bien fermée remplie de fruits et je les presse de toutes mes forces avec la main droite. Le jus rose envahit ma main et s’égoutte dans le petit seau prévu à cet effet. Que c’est gai d’enfoncer les doigts dans la pulpe malléable! Le jus dégouline sur mes bras, aux manches bien retroussées. Je m’écarte pour ne pas éclabousser mon tablier. Gare aux taches qui s’enlèvent difficilement. Tant pis si une petite écorchure pique sous l’acidité des fruits…

Quand le jus se tarit, il faut ouvrir l’étamine et la débarrasser des déchets dans un grand seau.

« N’oublie pas de rincer l’étamine » dit Tante Mathilde.

« D’accord! Mais pas avant de me lécher les doigts». Et je joins le geste à la parole avant que ma tante ne puisse me l’interdire. Je me pourlèche une dernière fois: la sapidité du jus irrite mes gencives mais sa couleur m’attire encore plus que sa saveur. Bonne Maman est bien plus adroite que moi, elle tord l’étamine gonflée avec plus de force et le petit seau se remplit plus vite. Mais je suis si contente de les aider!

Ce premier travail achevé, nos doigts ramollis restent roses pour un bon moment, même après le rinçage des mains. Tante Mathilde pèse le jus avec précision, y ajoute le même poids de sucre semoule et verse le tout dans la bassine à confitures, en cuivre, à fond épais pour que le sucre n’attache pas, et suffisamment large pour favoriser une évaporation rapide. « C’est quand même plus agréable de cuire la confiture depuis que nous avons la cuisinière électrique » dit Bonne Maman responsable de la cuisson «On règle mieux la température et il fait plus frais dans la cuisine; la chaleur du poêle ne nous incommode plus ».

Je revois cette fameuse cuisinière, un bloc presque cubique, aux angles arrondis, avec une petite lucarne ronde qui permet de surveiller un gratin ou un rôti cuit au four. Bonne Maman amène progressivement le liquide à ébullition en tournant dans la bassine avec une longue cuillère en bois. Une odeur sucrée et surette monte de la bassine et s’insinue dans les moindres recoins de la cuisine. Malgré la vigilance de ma grand-mère, quelques gouttes du mélange s’écrasent sur la plaque brûlante de la cuisinière, se caramélise, accentue le parfum de la confiture, chatouille mes papilles. La gelée de groseilles rouges, acide au départ, devient avec le sucre une friandise que j’apprécie à sa juste valeur. Qui ne se rappellerait pas cette odeur des confitures en train de cuire? Pour moi, le parfum des confitures est celui même de cette période de la vie: je la retrouve intacte dans la gamme parfumée de mes impressions d’enfance.

Bonne Maman, experte, reconnaît si le degré de cuisson est atteint en versant une goutte de confiture sur une assiette froide, cette goutte doit conserver une forme bombée. Je jubile!

« Laisse-moi goûter », réclamai-je du haut de mes dix ans.

«Attends, ce n’est pas encore prêt » répond-elle.

Avec l’écumoire blanche, qu’elle glisse sous la surface de la gelée, elle retire une mousse d’un rose plus clair et elle la verse dans une assiette creuse, posée à côté de la bassine.

Il est temps de remplir les verres ébouillantés et posés sur un essuie de cuisine humide. Ce qu’elle fait avec adresse, munie d’une petite louche à bec. Le soleil joue avec la couleur de la gelée encore tremblante, la fait scintiller doucement, avec des reflets pourprés. Je n’oublie pas le goûter, au retour de l’école où je dévore une tartine de gelée, sucrée à point qui « ravigote » pour finir la journée.

Production et Consommation des Confitures

Le jour que nous reçûmes la visite de l’économiste,
nous faisons justement nos confitures de cassis, de groseille
et de framboise.
L’économiste, aussitôt, commença de m’expliquer
avec toutes sortes de mots, de chiffres et de formules,
que nous avions le plus grand tort de faire nos confitures
nous-mêmes, que c’était une coutume du moyen âge, que,
vu le prix du sucre, du feu, des pots et surtout de notre
temps, nous avions tout avantage à manger les bonnes
conserves qui nous viennent des usines, que la question
semblait tranchée, que, bientôt, personne au monde ne commettrait plus jamais pareille faute économique.

Georges DUHAMEL

-Attendez, monsieur! m’écriai-je. Le marchand me vendra-t-il ce que je tiens pour le meilleur et le principal?
-Quoi donc? Fit l’économiste.
-Mais l’odeur, monsieur, l’odeur! Respirez: la maison toute entière est embaumée. Comme le monde serait triste sans l’odeur des confitures!
L’économiste, à ces mots, ouvrit des yeux d’herbivore. Je commençais de m’enflammer.
-Ici, monsieur, lui dis-je, nous faisons nos confitures uniquement pour le parfum. Le reste n’a pas d’importance. Quand les confitures sont faites, eh bien! Monsieur, nous les jetons.
J’ai dit cela dans un grand mouvement lyrique et pour éblouir le savant. Ce n’est pas tout à fait vrai. Nous mangeons nos confitures, en souvenir de leur parfum.
GEORGES DUHAMEL, Fables de mon Jardin. (7ème édition, Mercure de France, Paris, 1936)