1635. Le printemps.

Ghislaine Souris-Rome

Dès la fin de février, le premier crocus lance sa coupelle dorée, parfois à travers la neige, devancée déjà par les bien nommés perce-neige aux clochettes brodées de vert. Les mésanges précoces envoient vers le soleil encore timide leurs « ti-ti-tu » secs et clairs déterminés à stimuler la venue du printemps.

J’adore scruter la terre brune et mouillée pour y déceler les premières graines en germination. Je guette les craquelures du sol d’où naîtront entre deux giboulées, les pousses de jonquilles, des pivoines et des aconits.

Les bourgeons collants du marronnier sont déjà gonflés et bien visibles. Pourvu que le magnolia retienne l’élan des siens, car le gel, toujours possible jusque la fin d’avril, anéantirait sa floraison magique et nacrée!

Au potager, les feuilles de rhubarbe, fripées et d’un vert acide s’extirpent de leur cocon rouge et luisant. Toutes les plantes, dans leur aspect fœtal rejoignent mystérieusement en moi la fibre quasi maternelle que j’éprouve pour la nature naissante.

C’est aussi l’espoir des semences potagères que je confie à la terre, avec la même jubilation que celle de papa quand il répétait lui-même les gestes appris de son père. J’ai donc la certitude de m’inscrire dans une continuité de vie qui me rattache aux générations précédentes et que je sais innée chez notre fils Stéphane. «Je ne saurais pas vivre sans jardin… », dit-il. Semailles d’éternité… .

Ainsi chaque printemps s’ajoute à notre temps de vie avec ses aléas, mais aussi son mûrissement porteur de paix.

Je me souviens… le seul spectacle de ma vie que je retiendrais s’il fallait n’en choisir qu’un, c’est «Le sacre du printemps » créé à Bruxelles en 1959, par Maurice Béjart, sur la musique d’Igor Stravinski.

Je laisse la parole à Maurice Béjart. Qu’est-ce que le Printemps, sinon cette immense force primitive endormie sous le manteau de l’hiver, qui soudain éclate et embrase le monde, que ce soit à l’échelon végétal, animal ou humain?

Le sacre du printemps nous projette avec force dans un univers à la fois intemporel et universel. La vie dont la pulsion végétale, animale, humaine dépasse tout ce qu’on peut imaginer se recrée devant nous avec une vérité unique: les couleurs des costumes en camaïeu de verts, bruns, terre, herbes pour les danseurs, les dégradés de rose-corail, champagne, ocre, beige rosé pour les danseuses à la fois si minces, comme épurées, et si solides, leurs mouvements de plantules qui germent, d’insectes en parades amoureuses, les évolutions érotiques des artistes, sans rien de vulgaire ni de choquant, en parfaite osmose avec la musique. Tout cela évoque de façon puissante, magique et tellement concrète la force irrésistible de vie végétale, animale, humaine au printemps. Nous regardons, dans un état second, ce ballet qui dure une seconde… une éternité?

La scène finale, jaillie de la dernière phrase musicale rassemble tous les danseurs et danseuses en une couronne: cambrés, bras tendus vers l’avant, pour former un cercle d’où émerge un couple, debout, …évoque le sacre du printemps. Image à jamais gravée dans ma mémoire visuelle et émotionnelle. La respiration coupée, nous dévorons des yeux le sacre, le printemps couronné. Un dernier instant …un silence primait, intense. Les feux des projecteurs s’éteignent. Les applaudissements crépitent. Ovations, acclamations!

La salle, debout, rappelle et rappelle encore; le ballet salue, renaît plusieurs fois mais ne reprend pas le tableau final qui doit rester sacré.