0877. AUX BOIS DU CONDROZ-2ère partie

Par Célestin DEMBLON

Imp. Faust, rue Sœurs de Hasque, 7, LIEGE 1906

Illustration Renaud Bertrand.

Soudain, les bois blêmissent dans un émoi de béatitude. Puis l’émerveillement s’enfièvre. Une suavéolence nuptiale s’allume. Mélodieusement précédées d’un refrain de mélancolie, des jeunes filles débouchent le long d un ruisseau sonore qui renverse la splendide vision virginale dans les roseaux et les myosotis. O guirlande d’amour! Elles s’avancent – le reste de l’univers est mort ou venu là! – elles s’avancent. légères comme des sylphides, robes flottantes, chapeaux sur les épaules, d’où s’envolent, aulieu d’ailes, des rubans. Passent des têtes blondes comme Vénus, de noires têtes à reflets cyalin, des têtes brunes qui scintillent dans les clartés, des yeux turquoise, les yeux agate, des yeux d’aube, des yeux de lune, des yeux qu’habite l’âme de tourterelles, des joues qui semblent des fraises écrasées dans la neige, des pêches mûrissantes, des hortensias, des couchants d’octobre, des bouches pareilles à des grenades fendues, à des sorbes étoilées, à des oeillets entr’ouverts, à des papillons posés, à des corolles errantes qui chanteraient!

Une, dans ce ravissant parterre en marche, me captivasurtout.

Elle était petite, mais plusidéale encore que ses compagnes. Les boutons s’ouvraient sur son passage, les voix redoublaient de douceur enflammée. Avant que je la reconnusse, la cadence de sa jupe nacrée et l’auréole de sa grâce m’enthousiasmaient déjà, et je marivaudai un brin: «Palsambleu! c’est Iris ou Lisette! ou bien marquise et bergère à la fois? Cythère, Trianon, quel lieu reste vide? Ah! quoique sans poudre ni jabot, je vous idolâtrerais beaucoup, – si ce n’était peu! Cythère! oh! l’adorable sot !.

N’est-il clair que vous venez au moins du ciel où vous avez conquis, à la pointe de vos yeux, un pan des territoires d’azur, -ce corsage. digne à peine de vous caresser! Que devient, Madame, après cet exploit, celui du chevalier qui rapporta de Palestine un fleuve? »

Mais soudain, éblouissant et suave choc! le visage de la fascinatrice m’apparut. Sans avoir vu jeunes ces bandeaux châtains, ces délicieux traits pensifs, ces aimantes prunelles lavande, cette carnation ensoleillée de lys et d’églantine, je les reconnais, une palpitation m’étouffe: « Oh!… je t’en conjure, sois, je t’en conjure, sois plus lente, laisse devant ton avril frémir celui que tu vis balbutier et qui le fait toujours, n’ayant pas encore trouvé de langue devant Cybèle et ses tourbillons de songes! Mes chimères d’aurore s’abritaient dans ton sein. Si l’on me les rendait, entre tous les maux, je choisirais mieux encore les plus nobles.

Te souviens-tu, dans l’obscur vacillement rouge du feu mourant, des oraisons du soir!… Chère exhumée des entrailles inconnues dont m’hallucinent les impénétrables arômes, tu sais si ma dépouille enfin s’en assouvira, si l’herbe du seuil natal renferme tous mes rêves. Mais ne dis rien, mais oublie-moi. Si tu n’aspu garder l’âge divin pour être chérie en des jours plus mystiques par mon âme plus belle, que l’aspect de ma douleur au moins n’altère pas ta paix infinie. Sois lente seulement, ta sérénité allège ma poitrine orageuse. Elle l’envahit comme les zéphyrs un crépuscule lourd d’électricité. D’enfantines bouffées me reviennent, odoriférantes et pures. Sois lente, et que de toi mon amour se rassasie en cette splendeur qui semble ton immense et pâle rayonnement, et que les faibles mots des hommes leur lèguent le reflet d’une incomparable apparition!»

Adieu, adieu, oh! adieu. Il faut que rien ne dure! Ces heures mêmes, femmes bénies, ou coulent à vos genoux nos espoirs et nos larmes, lueurs dans la rafale éternelle! – Je suppliais encore, la dernière jeune fille s’éclipsait à la suite de ma fée, perdue…

Le bois s’émeut dans mes yeux mouillés, puis se balance étrangement. Les arbres s’ébranlent comme les danseurs d’un quadrille. En vain grandit encore la magie, tout reste vide et consterné. Les oiseaux, piteusement branchés, se taisent. Les fleurs volent aux cieux; les étoiles tombent; et celles qui se rencontrent luttent, leur fleur disant « Des cieux, je la verrais toujours ! » L’étoile : « Mieux vaut 1’herbe qu’elle a foulée! » Et la mêlée des arbres, suivant l’aurore enfuie, s’éloigne, s’éloigne sur ses traces. Le soleil foudroie. Sa splendeur prend les milliards de teintes des beautés qu’elle dévore. La Gervagne se dérobe, débandade de souvenances: les lucarnes, frénétiquement béantes, aspirent les féerie, des rayons qui emparadisent d’ambre l’abandon désolé de nos pauvres greniers vermoulus; dans les floraisons du trèfle, la poussière des routes et la fournaise céleste, descendent vers le Rivatche et vers Liége – ensorcelants inconnus alors! – diligence jaunâtre, châles à ramages, sarraus des dimanches et cages égosillées; les flammes multicolores des fleurs anciennes encensent 1’étéblanc des potagers; des voix aux euphonies surannées m’illuminent soudainement de sensations et d’atmosphère natales; le château, dont l’écarlate harmonie du vitrail miroite au fond des mélèzes, réveille, fusion de mirages, ses opulents tumultes…

Toutes ces choses, mon coeur, dont tu n’es qu’un faible parfum, s’engloutissent dans l’horizon qui chatoie de fascinations devinées. Je vois un océan de ténèbres d’or – qui s’ouvrent lentement. Au fond, au fond d’inouïes perspectives que nimbe l’essence des siècles, parmi d’odorantes harmonies, se blottit une agitation compacte d’objetset de regards familiers, les plus chers ravis aux suprêmes intimités. C’est la Jérusalem où j’irai m’épanouiren l’eucharistie dernière, où l’atome recèle tout, où les joies usées renaissent éternellement neuves, où les délires de tous les temps emplissent pour chacunchaque seconde, où je n’ouïrai plus, sous de resplendissants nuages inaccessibles, ma vie entière qui sanglote dans floréal en exil.