1692. La seigneurie de Plainevaux.

Paul Dangoxhe -mars 2007

Vue de la ferme Rosière

1. Où on apprend une façon d’expier ses péchés.

En 1188, Henri, duc de Limbourg, décida de faire bâtir un monastère à Rosière afin d’obtenir l’absolution pour ne plus vouloir remplir la promesse qu’il avait prise de « se croiser ».Afin d’attirer des moines de Signy de l’Ordre de Citeaux, il leur fit donation des villages de Rosière, Strivay et Plainevaux, donation qui fut confirmée à plusieurs reprises, d’abord par lui-même « pour se racheter d’une voie de Jerusalem par lui abandonnée », ensuite pendant près de cent ans par des hommes de fief.

Estimant cependant le terrain particulièrement ingrat, les religieux s’en retournèrent après quelque temps dans leur contrée d’origine. Le bâtiment de Rosière resta inachevé, Seuls quelques pans de mur témoignèrent de l’éphémère installation des moines…

C’est l’évêque de Liège, Hughes de Pierpont qui, en 1202, invita les Cisterciens à s’installer le long de la Meuse aux environs du Champ de Bure et du Champ des Maures. Cet endroit bien plus favorable prit le nom de Val Saint-Lambert.

En 1316, Lambert d’Odeur, au nom de son couvent, céda à Jacques de Tongres les villages de Plainevaux, Strivay et Rosière.

Pendant plus de trois siècles, ses descendants furent les seigneurs de Plainevaux jusqu’à ce que, au début du XVIIe siècle, l’abbaye cherchât à récupérer un bien qu’elle considérait comme sien.

2. Où on se rend compte que les Anciens ont encore de la mémoire.

Dès 1628, on interrogea des habitants de Plainevaux ainsi que d’anciens habitants émigrés à Seny, La Neuville, Villencourt – certains d’un âge respectable, la doyenne déclarant même 110 ans… « ou environ »!

Tous avaient « owy dire …que la seigneurie de Plenevaulx avait appartenue a un abbe et convent del Vaulx St Lambert »,qu’ « on y avoit commence a faire les fondements pour ediffier l’abaye1 et pource que lon estoit trop loing de lewe2 qu’on lavoit laisse la3 et on lavoit foict ou elle est presentement4« 

Mais « quil y avoit bien deux ou trois cents ans que la seigneurie de Plenevaulx avoit este en mains des S(eigneu)rs layes5« .

La passation de la seigneurie s’était-elle faite « par engagure ou vendition absolutte »? Tous étaient d’accord: ils avaient « owy dire des [leur] jeunesse qu’elle procedoit des S(eigneu)rs dell Vaulx St Lambert et ce par engageure faicte par un abbe et convent dell Vaulx St Lambert ».

Donc, selon eux, la seigneurie n’avait « este [ny] vendue ny deschangee mais bien engagee »et ils avaient « toujours owy dire que l’abbe dell Vaulx St Lambert avoit droict de retraict a ladite seigneurie de Plenevaulx ».

Ainsi, d’après la transmission orale, les moines pouvaient toujours y revenir!

3. Où on découvre comment un abbé du Val St-Lambert se voit offrir un cheval.

En cette même année 1628, on racontait encore dans toutes les chaumières de Plainevaux une bien étrange histoire. Cinquante ans auparavant, Laurent Hoen, seigneur du lieu, et Guillaume de Fraipont, abbé du Val Saint-Lambert6, « lesquels soy hantaient7familiairement pour estre ensemble grans chasseurs », revenaient de leur passe-temps favori. Le premier invita le second « a disner »et « estant entre8en la maison ledit s(eigneu)r de Plenevaulx l’emmenat au feu pour soy chauffer ».

Il proposa alors à l’abbé de s’asseoir, lequel, d’un ton moqueur, lui fit remarquer que c’était chose naturelle car le siège où il était maintenant assis, lui appartenait de toute façon de plein droit, laissant entendre ainsi que son abbaye se considérait toujours comme propriétaire de la seigneurie.

Laurent, fortement ébranlé, tenta de cacher son trouble tout le long du dîner, Plus tard, après le départ de l’abbé, des serviteurs rapportèrent qu’il avait fait part de son angoisse à sa servante Jehenne9 en ces termes: « Ces diables de moisnes nous bouteront dehors ».

Laurent continua cependant à habiter la demeure, n’ayant jamais reçu aucun trouble de l’abbé. Il est vrai que la journée de ce dernier n’avait pas été sans profit.

Il avait eu un bon repas et surtout, il s’en retournait avec « une maheau haguenée10ayant les quatre pieds blancs ». En effet, afin de demeurer en paix et d’éviter un procès, Laurent lui avait cédé une de ses montures!

4. Où un mayeur est victime de son intempérance.

L’histoire aurait pu s’arrêter là mais les moines avaient de la suite dans les idées. Les petits cadeaux entretenant l’amitié, Gilles de Pas11, successeur de Guillaume de Fraipont, entreprit le mayeur du temps, Lambert de Preit. Contre la remise d’un certain nombre de documents dont le mayeur avait la garde, il se faisait fort d’assurer « le pain pour deux de ses enffans », leur promettant ainsi un emploi à l’abbaye.

Lambert se repentit toute sa vie de n’avoir pas accédé tout de suite à la demande de l’abbé.

Ayant eu vent de la chose, Jeanne de Rahier, dame douairière de Plainevaux, et sa sœur Marie, religieuse à Vivegnis, mandèrent le mayeur dans la demeure seigneuriale. Elles obtinrent de lui de consulter les archives qui concernaient  »l’engagure ».Là-dessus, elles réussirent tellement bien à lui faire apprécier un vin rouge d’Espagne, commandé à la taverne à l’enseigne du « Rouge Bœuf », que les documents furent égarés. Le mayeur eut beau déclarer par après « en pleurant quil en estoit bien mary », le mal était fait. Les papiers étaient vraisemblablement partis en fumée. Ses menaces de faire tout son possible pour aider à bouter les dames hors de la seigneurie n’eurent aucun effet. Fort hypocritement, ces dames « disoient et monstroient d’estre bien en peine pour lesdits documents et en plouroient ».

5. Où il devient évident qu’il vaut mieux conserver ses papiers par-devers soi.

Voilà ce qu’on racontait à l’époque. Le mystère de la disparition des documents ne fut jamais vraiment élucidé. En 1647, en rachetant la seigneurie, l’Abbé Michel Taxillis12 mit un point final à une procédure de près de vingt ans qui avait même vu l’intervention de Rome et de la papauté; la somme de 104.000 florins de Brabant, enfin réunie, fut versée en 1649 à Jean Albert de Neufforge, le dernier seigneur séculier.

L’abbaye conserva Plainevaux jusqu’à l’abolition des droits féodaux, dans la foulée des idées répandues par la Révolution française.

AEL -Archives de l’Abbaye du Val St-Lambert

1 à Rosière
2 trop loin de l’eau (l’Ourthe)
3 on avait arrêté la construction
4 au Val Saint-Lambert
5 laïcs
6 abbé de 1577 à 1589
7 se fréquentaient
8 entré
9 Jehenne de Tilff, qu’il épousera par la suite
10 haquenée: cheval qui va l’amble; j’ignore le sens du mot maheau (mahea) ; il y avait à Plainevaux un lieu-dit appelé ainsi: « maheau (mahea, maxhea) Lardinoise » se situant près de Gillengotte devenu au XVIIIe s « maheau Lagneux »; ce mot est également prénom: « Mahea vefve de feu Wynand Abier »
11 abbé de 1589 à 1609
12 abbé de 1635 à 1666