Texte communiqué par Charly DODET.
Documents photos de la Famille Froidebise.
4ème partie – Edouard SENNY et Pierre FROIDEBISE.
Jean Del Cour, avec sa Vierge de Vinâve d’Ile, nous a conduits vers Liège. Son voisin, Edouard Senny, lui, a préféré son écrin de Filot à la « Cité Ardente », mais il nous a donné de vous parler d’un autre Condrusien, grand musicien comme lui puisqu’il en fut le professeur, mais qui s’installa, lui, dans la métropole liégeoise pour y exercer son art musical. Il s’agit de Pierre Froidebise.
Il est né à Ohey, en plein Condroz namurois, le 15 mai 1914. Son père était pharmacien, chercheur même; il s’était monté son propre laboratoire dans son grenier. Pierre avait deux soeurs 19 et 18 ans plus âgées que lui. Il ne connut pas son frère de 10 ans, décédé en 1912. La propriété Froidebise joignait le presbytère d’Ohey; les Froidebise étaient d’ailleurs très liés avec le curé. Pierre devint très tôt enfant de choeur… A 11 ans, il entreprit ses humanités gréco-latines au Collège Belle-Vue à Dinant où il se passionna, au contact de l’abbé Camille Jacquemin, pour l’orgue, la musique sacrée et le chant grégorien.
Après un court passage au Conservatoire de Namur où il étudie le piano, l’harmonie et le contrepoint, il entre au Conservatoire Royal de Bruxelles en 1936. Il y poursuit sa formation de l’orgue au contact de Paul de Malingreau qui va devenir un véritable maître pour lui; il étudie le contrepoint chez Raymond Moulaert et la fugue chez Jean Absil et Joseph Jongen. C’est Charles Tournemire cependant, un élève de César Franck, qui lui ouvrira les portes d’une musique nouvelle… Au contact de l’abbé Lucas, il apprécie le chant grégorien qu’il affectionnera toute sa vie durant.
Mais en 1932, il tombe malade et doit même interrompre ses études. Pour passer son concours d’art musical l’année suivante, c’est le jury qui se déplacera à Ohey. Pierre Froidebise joue sur le nouvel orgue de l’église et réussit brillamment.
C’est l’époque où il songe un moment à entrer chez les Pères dominicains, au couvent de la Sarte à Huy. Mais il reprend ses études musicales.
A Bruxelles, il s’est lié avec les pianistes Robert Leuridan et Marcelle Mercenier et il a rencontré Arthur Grumiaux à qui il dédie sa « Sonate pour violon et piano » qu’il compose en 1938. Dès 1939, il collectionne les prix. En 1943, il décroche le second prix de Rome avec sa cantate « Ulysse et les Sirènes« . Elève de Charles Tournemire à Paris, il lui a dédié l’une des trois parties de sa « Sonatine » pour orgue en 1939.
Sur le plan musical, ses premiers maîtres à penser seront Ravel, Prokofiev et Hindemith. Cela se sent notamment pour Ravel dans sa « Rencontre » pour violon et piano composée en 1938.
1942 : Pierre Froidebise a 28 ans. Il s’installe à Liège. Le voilà d’abord professeur d’harmonie pratique au Conservatoire. En même temps et pendant dix ans, il est organiste à l’église Saint-Jacques, là même où Del Cour a laissé, dans la statuaire, la marque de son empreinte.
Quantité de gens viennent l’écouter à Saint-Jacques car il propose des oeuvres inhabituelles pour l’ époque, telles que « Les Bergers » de Messiaen. En 1950, il enverra au Conseil communal de Liège un projet de restauration des orgues de Saint-Jacques, mais on ne l’écoutera pas. Hélas pour les orgues.
A Liège, il met sur pied des concerts au lendemain de la guerre, des concerts de grand intérêt qui donneront d’ailleurs naissance aux « Concerts de Poche« . Après les concerts, ils sont quelques amis à se retrouver à « La Belle Image« , Passage Lemonnier; il y a là Alexis Keunen, Etienne Evrard, deux de ses élèves, Edouard Senny et Célestin Deliège, mais aussi Denise Ledent, une assistante sociale du Ministère de la Justice qui deviendra Mme Froidebise en avril 1946. De leur union naîtront cinq enfants : Claire née en 1947, Martine en 1948, Anne en 1950, Christine en 1954 et Jean-Pierre en 1957. Anne reprendra d’ailleurs, avec son mari Jean-Paul Pirard et son beau-frère, cette vocation musicale avec tout le génie que lui aura transmis son père. Héritier des mêmes dons, Jean-Pierre deviendra guitariste de musique moderne.
En 1946, Pierre Froidebise est nommé Maître de chapelle au Grand Séminaire de Liège, chose assez inhabituelle pour l’époque. Son amitié pour Marcel Kuppens lui vaudra d’être un des premiers laïcs à assumer cette charge.
En 1947, l’année même où Senny crée les « Variations » d’Anton Webern, Froidebise écrit cinq « Comptines » pour voix et onze instruments. Puis c’est « L’Hommage à Chopin » pour piano, la même année, sans doute la première oeuvre sérielle écrite en Belgique, non sans timidité d’ailleurs car Froidebise n’ose encore affirmer l’originalité du dodécaphonisme. La référence à Webern se sent davantage dans « Amercoeur« , une petite cantate pour chant, quintette à vent et piano, écrite sur des toponymes liégeois en 1948.
Mais voici l’époque des polémiques dont seront l’objet non seulement Froidebise mais aussi André Souris, Henri Pousseur, Célestin Deliège, etc. Certains diront que Pierre Froidebise pratique une véritable débauche musicale de la jeunesse.
En 1948, à Bruxelles, Pierre Froidebise sera sifflé pendant son exécution d' »Amercoeur« . L’année suivante, changement de décor : Liège fera un succès aux idées nouvelles qui font peu à peu leur chemin.
Dans les années 50, il participera à des stages universitaires en France. Il fera des tournées en Belgique, en France, au Grand Duché de Luxembourg, en Hollande, en Italie, au Portugal.
A cette époque, Froidebise s’écarte quelque peu de la composition, considérant que la diffusion du répertoire ancien a autant de valeur que la recherche d’inédits. En janvier 1950, le Groupe dodécaphonique de Liège fondera d’ailleurs le cercle d’études musicales « Variations » pour élargir le champ des recherches aux musiques médiévales, au chant grégorien, etc. Vraiment, à cette époque, la musique liégeoise est à l’avant-garde de la vie musicale européenne. Seuls Paris et Liège ont des groupes de jeunes musiciens engagés dans la musique moderne.
En septembre 1950, Pierre Froidebise est nommé directeur du Conservatoire de Huy. Mais sa maladie le mine de plus en plus et, en février 1954, il sera contraint de renoncer à sa charge de directeur.
C’est à cette époque qu’il crée les « Concerts de Poche« . Trois ans auparavant, il a mal digéré une grande déception de sa carrière, celle d’avoir été écarté de la place de professeur d’orgue au Conservatoire de Liège.
Dans les années 50, il se lance dans la création de musiques de films (« Visite à Picasso » ou « Lumière des Hommes » d’Edouard Bernhard, en 1954 qui sera primé par la Province d’Anvers en 1965). Il crée aussi des opéras radiophoniques (« La Bergère et le Ramoneur« , en 1954, « La Lune amère« , en 1957), des décors sonores pour le théâtre, la radio, le cinéma et les fêtes populaires (« Elkerlijc« , en 1949 pour le Théâtre National ou « Le Jeu de Saint-Josse« , en 1952), oeuvres accessibles mais toujours de grande qualité. Il a ainsi écrit une quarantaine de musique de scène. Entre 1933 et 1959, il a aussi composé 24 oeuvres profanes et 18 oeuvres religieuses pour orgue et quelques arrangements pour chorale.
Il collabore à des publications musicologiques. En 1958, en vue des « Journées de musique expérimentale » organisées dans le cadre de l’Exposition universelle de Bruxelles, Froidebise compose une dernière cantate : « Stèle pour Sei Shonagon« . Il puise, comme l’a fait Edouard Senny à plusieurs reprises, dans la poétique japonaise.
Une de ses préoccupations constantes a été l’étude du chant grégorien, auquel il s’efforce de rendre son expression première et sa place réelle dans l’histoire de la musique. C’est Pierre Froidebise qui, à la demande de la R.T.B., mettra sur pied un premier grand concert public consacré entièrement au chant grégorien.
André Souris a laissé un portrait attachant du musicien condrusien : « De tous les musiciens que j’ai connus, dit-il, Pierre Froidebise fut bien celui qui se soucia le moins de faire carrière. Il professait à l’égard des compromissions et des manoeuvres dont est faite la vie musicale professionnelle la plus totale indifférence. Et s’il lui arrivait d’être acculé à entreprendre quelque démarche officielle, il le faisait avec une telle maladresse qu’il se créait aussitôt des ennemis imprévus. C’est qu’on lui pardonnait difficilement de n’être qu’un artiste à l’état pur. (…) Il a eu de nombreux disciples qui devinrent tous ses amis, son enseignement consistant à leur faire partager sa vie. Mais à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, chacun pouvait entrer dans sa maison, toujours ouverte, y manger, y dormir ou flâner dans l’immense bibliothèque. Et quand il devait s’absenter pour de longs voyages, il laissait la clef sur sa porte... ».
« C’était un maître accueillant » dira de son côté Edouard Senny de son ami Froidebise, « à l’affût des trouvailles, soulignant les erreurs -les péchés contre la musique et non contre les règles d’école-, prompt à encourager, à s’enthousiasmer même devant un exercice réussi ou un premier essai de composition« . C’est encore par la plume de Senny que l’on découvre les musiciens préférés de Froidebise. Voici un extrait dans lequel Senny nous parle des heures passées dans l’appartement de son ami liégeois : « Ah ! ce studio du Laveu bourré de livres et de partitions; ce qu’on y fit de bonne et belle musique, tard dans la nuit. On y entendait les oeuvres les plus hautes de ce temps, partition sur les genoux…« . Ces compositeurs dont se souvient Edouard Senny, ce sont Berg, Webern et Schoenberg bien entendu, Stravinsky et Debussy, Bartok, Boulez, Messiaen,… Froidebise avait aussi beaucoup d’admiration pour quelques compositeurs belges : l’abbé Jacquemain qu’il avait connu au collège de Floreffe, le liégeois Joseph Jongen et Jean Absil qui lui avaient enseigné l’écriture musicale et d’autres encore comme André Souris, Albert Huybrechts et Fernand Quinet.
On ne peut évoquer Froidebise sans parler de son rôle dans la redécouverte des anciens maîtres de l’orgue. Ainsi, son « Anthologie de la Musique d’orgue des primitifs à la Renaissance » reste un monument. Publiée en 1958 et comprenant 70 pièces, elle fut couronnée du Grand Prix du Disque de l’Académie Charles Cros, à Paris.
En 1961, la Province de Liège lui décerna un prix pour l’ensemble de son oeuvre. Il a enregistré sur les orgues de l’église d’Alkmaar, en Hollande, une suite d’oeuvres italiennes, françaises, allemandes et espagnoles diffusées par le Club français du Disque, à Paris.
Pas intéressé pour un sou par sa renommée, éveilleur d’hommes et de talents, passionné et curieux, le voilà donc ce Pierre Froidebise, liégeois érudit s’il en est, et condrusien plein de bon sens terrien qui savait encore, lui, maîtriser le temps, le sien et celui qui nous envahit tous.
Témoins ?
Les hommes passent, qui qu’ils soient et où qu’ils vivent. Restent leurs oeuvres, impérissables témoins de la sensibilité de leurs créateurs.
Impérissables témoins sortis de leur contexte pour fixer hors du temps tout ce qu’ont pu dire, ressentir, faire ou écrire ceux qui les ont enfantés.
Sommes-nous mûrs aujourd’hui pour les respecter, chercher à les comprendre, à retrouver la trace de leurs auteurs, assumer leur héritage ?
Là est sans doute toute la question…