Extrait de “ Les Horizons Mauves ” – Renaud Strivay – Seraing 1921
Dessin Renaud Bertrand
Depuis près de trente ans, le père Lardinois parcourait le Condroz. C’était un grand homme maigre, aux favoris broussailleux, au visage hâve et dont la tête chauve se dérobait éternellement sous un feutre à larges bords.
La pipe aux dents, un bâton noueux à la main, il marchait constamment devant son âne, lequel traînait, sans grands efforts, une petite charrette à couvercle rouillé et à essieux criards.
Tout le monde le connaissait : aussi dès que sa venue était signalée dans un village, les gamins couraient à sa rencontre et les ménagères l’attendaient impatiemment.
Pour les premiers, il avait des billes, des balles, des toupies, des cerceaux, des cerfs-volants ; pour les secondes ; des boutons, des agrafes, des épingles, des lacets, des écheveaux de fil ; pour tous, des plumes, des crayons, du papier à lettre, des cahiers, des jeux de cartes ; bref, cent petits objets dont on fait peu de cas quand on les possède et dont on exalte la nécessité quand on en est dépourvu. En débitant ces menues choses, il fredonnait de vieilles chansons dont les enfants répétaient en chœur les refrains naïfs ou bien racontait les événements survenus dans le pays depuis sa dernière visite. C’était en quelque sorte la gazette vivante des villageois d’entre-Meuse-et-Ourthe.
Souvent le rire fleurissait ses lèvres et pourtant sa misère était grande, car avec ses maigres ressources, il devait, non seulement, se sustenter, mais subvenir aux besoins de sa femme Annette qui “ cousait pour les gens ” et de sa fille Zabelle qui était estropiée depuis l’âge de six ans. ..Oh! que son aspect était minable !
Son sarrau déteint par les lessives laissait voir une chemise bleue aux poignets effrangés ; son pantalon râpé se plissait en accordéon sur des souliers éculés et quand son regard rencontrait celui de Son Vieux compagnon de route, il semblait évoquer les heures mornes vécues au long des chemins par les jours de pluie ou de neige. de bise ou de soleil ardent.
Tous deux étaient devenus légendaires dans la région où jamais on ne les vit l’un sans l’autre.
Sans trêve, ils allaient… gravissant les collines, franchissant les ruisseaux, traversant les bois, tantôt prêtant l’oreille au vent des solitudes, tantôt se reposant sous les arbres fraternels des drèves.
La verdure mouvante ranimait leur énergie et leur dolence se noyait dans la magie des heures vespérales.
Ils vécurent ainsi côte à côte dans la communion de toutes les douleurs jusqu’au 30 août 1868. Ce jour-là, vers minuit, alors qu’ils revenaient de la fête de Plainevaux, ils furent surpris par un violent orage. Comme ils étaient loin de toute habitation, ils durent – chercher un refuge sous une haie touffue surplombant la route de Berleur à Tavier . A peineétaient-ils blottis qu’un éclair aveuglant suivi d’un craquement formidable les jeta l’un contre l’autre dans un subit mouvement d’effroi.
Le lendemain, à l’aube, un charretier conduisant des fascines à la ville les trouva foudroyés tous deux. Lardinois était étendu raide tenant entre ses bras livides lepauvre cou pelé de son âne et dans le fossé herbeux où coulait une eau jaunâtre et torrentueuse, gisait lamentablement, la pauvre charrette saccagée.
Une croix de bois, dressée en cet endroit fatal, rappelle cette fin lamentable et parfois encore une aïeule qui se souvient l’orne en passant de buis bénit ou de verdures tressées.