Extrait de « Les Horizons mauves » – Renaud Strivay – Seraing 1921
On l’appelait communément: la vieille sorcière.
A sa rencontre, les femmes se signaient, les enfants prenaient la fuite et certains hommes, peureux comme la lune et superstitieux à l’excès, rebroussaient chemin, convaincus qu’un accident leur ôterait la vie s’ils se rendaient comme d’habitude à leur besogne.
Elle habitait, non loin d’une sapinière, une cabane en torchis, fort délabrée, et ne sortait qu’au crépuscule, courbée sur un bâton noueux; elle rasait à pas feutrés les murs et les haies, tenait constamment en main un petit paquet énigmatique, et dans ses yeux chassieux et fuyants, flambait la méchanceté des êtres qui vivent seuls avec leur réflexion.
Elle avait – si j’en crois ma grand’mère maternelle – les paupières rougies, les joues flasques et pendantes, la plante des pieds poilue; possédait une puissance redoutable pouvant causer mille ennuis et se transformait à son gré en chat, en chien, en loup, en crapaud ou en loup-garou.. Elle ne redoutait que le sel, l’eau bénite et les fétus de paille en croix.
Le vendredi, à minuit, après s’être graissé les articulations avec un onguent diabolique, elle quittait son logis vétuste que surmontait alors une petite flamme bleuâtre et, juchée sur un manche à balai, elle allait avec d’autres sorcières de la vallée rendre ses comptes à Satan dans une clairière de la forêt. Jamais on ne put surprendre les sabbats auxquels elle prenait part, mais plus d’un villageois – ayant vu l’herbe roussie sous certains arbres isolés – était convaincu de leur existence, et pour tout l’or du monde, le jour des « makralles », n’aurait pas traversé la forêt hantée…
Notre sorcière, disions-nous, était capable de choses surprenantes: c’est pourquoi, bravant la peur ainsi que l’hostilité des rustres, Lina – tueur de porcs et châtreur de veaux – qui était« pauvre comme Job» et « laid comme le péché », résolut, un jour, d’aller la trouver dans sa retraite. Quand il fut à deux pas de la porte, ses genoux fléchirent soudain et son corps trembla comme une feuille de trèfle, car à un trou du mur de gauche, la figure parcheminée de la vieille s’était montrée tout à coup entre une poule noire et un chien grimaçant. Cependant, il ne recula point et peu d’instants après, aucun de ses gestes n’ayant révélé la moindre hostilité, il se vit ouvrir la porte de la hutte branlante.
Une odeur indéfinissable d’oignons frits, de lard rance et de fromage moisi lui monta à la gorge et le fit saisir des deux mains le pieu vermoulu servant de chambranle. Dans un recoin obscur et sordide, plein de toiles d’araignées, à droite d’un âtre où un feu de bois bourdonnait comme un essaim de hannetons, la sorcière accroupie se tenait immobile, les doigts crochus et les cheveux embroussaillés.
-Que voulez-vous, dit-elle, en découvrant dans un sourire ses hideuses mâchoires édentées?
-Vous consulter, répondit-il, afin que vous m’indiquiez le moyen de devenir riche.
Elle parut se recueillir, puis brusquement, sur un geste impératif, le fit asseoir à une table boiteuse sous laquelle picorait la poule et ronronnait le chat; prit, dans une sorte de boîte crasseuse un fragment de verre étamé et un livre noir aux feuillets écornés.
Ses yeux, alors, paraissaient « grands comme des salières» et reflétaient les cornes monstrueuses du diable.
Lina en fut tellement bouleversé qu’il perdit la parole pendant plus de cinq minutes. .
-«Vous voulez être riche, entendit-il soudain; voici ce que vous devez faire. Demain, vendredi, entre minuit et deux heures, au carrefour le plus désert de la campagne, vous irez vous placer avec cette poule noire entre les genoux et vous attendrez qu’il se produise un bruit semblable à un coup de tonnerre. Presque en même temps, une chose effroyable vous apparaîtra. Si vous manifestez la moindre crainte, votre désir ne sera pas exaucé; si, au contraire, vous restez inébranlable comme le roc, vous verrez votre rêve se réaliser… Allez et gardez jalousement ce secret. »
Le lendemain, à l’heure, fixée, Lina quitta sa demeure et tandis que le vent sifflait dans les hautes cimes, balayait le ciel et faisait crier les poulies du puits, il s’aventura dans l’immensité des champs. Follement désireux de manger à sa faim, de se bâtir un home confortable et d’éloigner la meute des soucis qui sans cesse aboyaient à ses talons, il luttait contre les affres de l’épouvante, bandait ses muscles en des efforts héroïques et jurait, à part soi, de ne reculer devant aucune puissance si redoutable fût-elle. A le voir, il aurait pu rivaliser avec les héros des contes et des légendes hellènes. Dès qu’il fut arrivé au cœur de l’étendue, parmi les blés mouvants et les buissons chuchoteurs, il s’accroupit au faîte d’un talus et attendit: Soudain, la terre se crevassa avec un long bruit sourd, une fumée sulfureuse tourbillonna et un squelette au rictus horrible se mit à danser avec Satan une sarabande, vertigineuse.
Lina ne broncha pas.
Le diable le fixa de ses yeux ardents et tendit vers lui, dans un geste rapide, ses deux bras d’ébène.
Il ne se troubla pas davantage et, d’un air intrépide, présenta au roi de l’Enfer la poule noire qu’il avait apportée en guise d’offrande.
Son audace plut à Lucifer, car sans barguigner celui-ci s’exclama:
– Que désires-tu?
Sans hésiter non plus, Lina répondit: « Etre riche ».
-Retourne, dit le Cornu, tu trouveras à ton foyer ce que tu sollicites.
Et ce fut vrai: Quand il ouvrit la porte de sa chaumière, Lina vit tomber une pluie d’or si abondante qu’en une minute, elle le rendit aussi fortuné que le châtelain du village.
Tout le monde l’envia, mais personne ne tenta jamais de l’imiter …la peur, la terrible peur, s’accrochant aux entrailles de ceux qui n’osent pas regarder en face la Camarde.
Telle est l’histoire qu’aux veillées d’autrefois, mon aïeule m’a contée souvent, alors qu’elle me berçait sur ses genoux.
Je l’ai transcrite pour l’édification de la jeunesse qui aime à se rendre compte des croyances ancestrales et de la vieillesse qui se plaît aux évocations légendaires.