Allocution prononcée, par Alain Gérard Krupa, à l’occasion de l’érection d’une stèle à cet endroit
Houte-si-plou ! Un nom qui a déjà fait couler beaucoup d’encre et qui fera, j’en suis sûr, couler encore beaucoup d’eau sous les ponts. De Liège à Ostende, en passant par Louvain, de Namur à Charleroi en partant de l’Elysette, de Paris à New York en passant par Londres ou Moscou, de Vladivostok à Terre-Neuve en passant par Ouagadougou, tout habitant de cette terre a entendu résonner dans ses tympans le nom de Houte-si-plou !
L’histoire ne commence pas à Sumer, ni à Babylone, mais bien plusieurs millénaires après, et à quelques dizaines voire centaines d’années de distance si l’on raconte l’une ou l’autre histoire, celle de la légende, ou celle de l’histoire contemporaine.
En évoquant ce lieu-dit, nous allons tous ensemble faire oeuvre d’érudition en balayant tour à tour des disciplines telles que la linguistique, la dialectologie, l’ethnographie, l’histoire légendaire, l’histoire moderne et même la politologie!
Mais trêve de longs discours, plongeons-nous dans le récit.
Nous sommes en 1559, les Espagnols sont chez nous; Philippe II règne depuis quatre ans mais n’a pas beaucoup d’attaches sentimentales dans nos provinces. Dans notre chère Principauté de Liège, Robert de Berghes vient de succéder à Georges d’Autriche, lui-même successeur de Corneille de Berghes et avant ce dernier, du célèbre Erard de la Marck. Voilà planté le décor institutionnel.
Houte-si-plou est situé aux confins de la Principauté de Liège et de la Seigneurie d’Esneux. En cette année 1559, Martin, meunier du Ry d’Oneux obtient de Guillaume d’Argenteau, Comte et Seigneur d’Esneux, l’autorisation de construire un second moulin sur le territoire esneutois moyennant une rente d’un demi setier de mouture par semaine, plus un écu d’or par an.
L’autre moulin était donc celui du Ry d’Oneux, situé en amont d’Esneux, le long de la route allant à Poulseur. Le même Martin y fut donc propriétaire du 20 janvier 1554 jusqu’à la fin de l’année 1558. Mais revenons quelques instants sur l’autorisation donnée par Guillaume d’Argenteau. Je cite: « Noble, vaillant et honreit Guilleaume Dargentea. ... » ou plutôt essayons de traduire de cet ancien français. « Noble, vaillant et honorable monseigneur Guillaume d’Argenteau, Comte et Seigneur d’Esneux, déposa, dans les mains de Servais Lambert, notre souverain mayeur, l’autorisation de construire un moulin sur la course d’un ruisseau de Piraprez (le deuxième nom du site) étant situé en Fond de Martin, et aussi maison et toutes appartenances. Cette autorisation est au profit de Martin, le meunier d’Oneux, notre confrère, et l’obligeant pour cela à donner à Monseigneur d’Esneux pour chaque semaine un demi setier de bonne mouture et aussi de payer annuellement le jour de la fête de la Saint-Jean Baptiste un écu d’or. »
Par la suite, comme celui du Ry d’Oneux, ce moulin changea plusieurs fois de propriétaire et fut notamment vendu, entre autres, en 1706 par Jean Herman de Femmellete (je n’invente pas) à un certain Jean Strivay et resta plus d’un siècle dans cette famille.
Détruit par un incendie en 1885, il ne fut jamais reconstruit.
Remontons aux sources, si j’ose dire, de l’étymologie du site pour noter que ce lieu fut d’abord appelé Poncheau ou Ponchey, signifiant « petit pont« , puis comme déjà énoncé, Pirâpré, soit textuellement le pré de Pirar (Pierre) et enfin, semble-t-il au XVllème siècle, nous y voilà: Houte-si-plou. L’étymologie traditionnelle de cette appellation est assez curieuse, même si diverses variantes du nom ont traversé les âges: « Choutsi plou » (1600), « a xhoutte si ploux » (1618), « Choutsiploux » (1706), « a houtsiploux » (1778). En voici l’interprétation: le ruisseau qui alimentait ce moulin était (et est toujours) fréquemment à sec. Le meunier veillait souvent très tard dans l’attente d’une pluie bienfaisante qui fournirait l’eau nécessaire; lorsque, fatigué, il se décidait à se coucher, il ne manquait pas de demander à son fils de veiller à son tour: « Hoûte si plout » (Ecoute s’il pleut) lui disait-il en wallon. Ce terme se prononce quelque fois par moquerie et la fantaisie populaire y a substitué plaisamment en réponse à une question indiscrète : « Wi ce alez-ve ? » (Où allez-vous ?) -« a Houte-s’ i-ploût » pour demeurer évasif et mystérieux ou pour signaler que cela ne regarde personne. Ainsi, l’autre traduction wallonne de « a houte-si-plou » est textuellement « à l’abri de la pluie« .
Mais la légende de la première version a fait son chemin et c’est bien comme cela au point que ce lieu fut également choisi par les auteurs d’un opéra wallon Hamal et Vivario pour « Li fiesse di Houte-si –plou », dont l’action se déroulait dans le hameau de trois maisons proches du célèbre moulin. Par ailleurs, il faut croire que le meunier se fatigua d’écouter s’il pleuvait, car en 1748, il construisit un étang, ce qui ne fut pas du goût de la Régence car, en octobre de cette même année, la commune décida d’intenter un procès à Lambert Strivay, meunier à Houte-si-plou pour la construction d’un étang dans le commun bois d’Esneux au lieu-dit appelé « piraprez« . ..Fin de l’épisode, mais non de la fabuleuse histoire d’Houte-si-plou.
En effet, plus de deux siècles plus tard, loin des violences perpétrées à Leuven par le « Verbond« , les étudiants francophones de l’Université de Louvain décident de se rassembler en ce haut lieu symbolique et presque mythique de Houte-si-plou, souhaitant de la sorte attirer pacifiquement l’attention du pays sur les problèmes de leur université. Le 15 décembre 1965, ils entendent ainsi se ressourcer en pays wallon. Cette histoire mérite tout autant d’être contée.
En pleine question scolaire, plus précisément au printemps 1956, l’association des étudiants flamands prend fermement position et affirme que Louvain ne doit plus être le siège d’un enseignement supérieur, ou autre, en français. Le départ des francophones de Louvain est inéluctable, même si ceux-ci minimisent ces propos.
Cependant, la fixation de la frontière linguistique décidée par le gouvernement social-chrétien-socialiste de 1961 affermit l’existence de territoires, flamand et wallon, homogènes et, par la force des choses, conduit à des modifications dans le régime de l’emploi des langues tant dans l’administration que dans l’enseignement.
L’Université catholique de Louvain est donc bel et bien concernée. Les étudiants flamands manifestent de plus en plus pour exiger l’intégrité du territoire flamand. De grandes « inscriptions sont peintes sur les murs et les trottoirs : « Walen buiten » ou « Geen Franse scholen te Leuven« . Malgré des propositions du groupe « Rénovation wallonne » et en particulier de Robert Royer, et plus modérément du Mouvement populaire wallon et du Parti wallon, la situation se dégrade. Les étudiants francophones réagissent en manifestant pacifiquement à Houte-si-plou, mais le mal est fait. Les étudiants francophones sont finalement expulsés de Louvain. Commencent alors des discussions et tractations politiques habituelles pour une Université wallonne à Liège, pour une Université du Hainaut, pour une Université à Charleroi ou à Mons pour finalement choisir le site d’Ottignies, même si le Mouvement populaire wallon trouve ce choix scandaleux. Mais l’Université Catholique d’Ottignies-Louvain-la-Neuve est sur les rails…
En guise d’épilogue à cette intervention, il me plaît de souligner l’importance d’un lieu de mémoire. Et Houte-si-plou est un haut lieu de mémoire pour la Wallonie. Pourtant, aux confins de la géographie physique et humaine et de la géographie imaginaire des paysages mentaux,la problématique des lieux de mémoire, mise en exergue en France par Pierre Nora, est un chapitre encore mal défriché. S’y côtoient en s’interpénétrant les contraintes du milieu, les réponses pragmatiques des sociétés, leurs pulsions inconscientes et les constructions volontaires cherchant à utiliser les traces du passé pour orienter la marche des événements. Bien plus qu’un cadre simple et naturel à décrire, l’objet de cette recherche est l’aménagement par à coups du décor mouvant et composite du théâtre de la comédie humaine. Le côté artificiel et « mise en scène » de cette mémoire des lieux n’enlève rien à son intérêt, au contraire: elle est un témoin privilégié des innombrables tentatives des sociétés humaines de donner sens à leur environnement spatial dans un temps qui fuit. En érigeant une stèle sur un site comme Houte-si-plou, en empruntant un terme qui signifie aussi, soit dit en passant, quelque chose en flamand, on marque d’une pierre blanche, c’est le cas de le dire, la trace du passage des êtres humains. Et pour reprendre la magnifique de Valéry Larbaud:
« Et si le mythe c’était la vérité ? »