Gilles le brasseur.
Extrait de « L’Ecrin des Souvenirs » – Renaud Strivay – Seraing 1922
Dessin Jean-Claude MARTENS -2003.
J’ai toujours cru qu’il descendait en ligne directe de Roger Bontemps. Son rire ouvrait bouche et cœur, ses lèvres fredonnaient sans cesse et, comme un étang sans rides, son visage reflétait le calme des beaux jours. Toutes les semaines, dès que son haquet -chargé de tonneaux -pointait au coude de la grande route, nous courions à sa rencontre et en un clin d’œil, nous étions juchés sur les fûts comme autant de jeunes Gambrinus.
Nous faisions ainsi le tour du village et parfois, aux heures des congés, nous jouions aux phaétons jusqu’aux villages voisins. Un jour, par la vallée de Houte-Si- Plou et la colline de Berleur, nous accompagnâmes Gilles jusque Taviers, convaincu que, sa tournée faite, il reviendrait dans la direction de Plainevaux. La vesprée était délicieuse et sur les bords du chemin oscillaient sur leurs hampes, des fleurs de toutes nuances. J’avais pour compagnon J. M…, un garçon de douze ans très observateur, doué d’un vrai talent d’aquarelliste. Il ne cessait d’attirer mon attention sur les splendeurs ambiantes et comme j’aimais aussi les courses folles -sous le grand ciel – j’ai gardé fidèlement le souvenir de ce jour de juin où les bourgeons sortis de leurs langes, s’étiraient dans la lumière. Sous leurs parures de feuilles luisantes, les arbres étaient somptueux et les buissons étoffés aussi de verdure tendre, offraient à nos regards les tons les plus délicats et les nuances les plus fraîches.
Toute la gamme des couleurs s’étalait sur la palette du printemps -ce maître paysagiste -et sur l’océan des feuilles ondulant jusqu’à l’infini le soleil versait l’air liquide de ses merveilleux rayons.
Vert pâle des herbes, vert transparent des charmes et des ormes, vert obscur des aulnes, des houx et des buis, vert mordoré du hêtre noir, brun chaud du noisetier, rouge s’entremêlaient dans les fonds émerveillés où sous des courtines d’or et de pourpre se célébraient les noces des fleurs poudrées de pollen et grisées de parfums subtils.
Arrivés à Limont, heureux de notre promenade et escomptant un retour plus délicieux encore, nous fûmes soudain plongés dans la surprise la plus inattendue.
Gilles conduisit son haquet dans un « charril », détela ses chevaux et de l’air le plus naturel du monde nous dit: « Mes enfants, je loge à l’auberge du « Trèfle à quatre feuilles» ; le soir tombe, vous devriez retourner sans retard. ». Inutile de dépeindre notre déconvenue. L’étoile du berger scintillait déjà dans le mauve de l’occident et vers les étangs descendaient les troupeaux.
Nous pressâmes le pas et, sans trop d’inquiétude, nous primes le chemin du retour non sans coller notre front de ci de là aux barrières des jardins clos.
Ici des aubépines montraient leurs feuillages taillés en boule: là, des bégonias dressaient leurs têtes rutilantes: plus loin des pensées -portant du songe sur leur mine-se faufilaient entre des roses voluptueuses et des résédas aux pagodes embaumées, tandis que de grands lys, au tabernacle neigeux, brandissaient leurs ostensoirs d’or, vers le ciel plein de cierges et comme empli d’un rêve virgilien.
A chaque tournant de route, le paysage nous apparaissait réellement féerique, c’est pourquoi nous avons gardé de ce voyage vespéral un souvenir indélébile.. .
A hauteur des vieilles croix qui, près du ru de Berleur, écartèlent leur ennui entre des herbes hautes, nous nous arrêtâmes un instant pour entendre le « cor» du Rond-chêne.
Les ombres alors s’entassaient dans la vallée les bruits du jour s’atténuaient et de légers soupirs montaient en confidence. Cependant les choses toutes pleines encore de la clarté et de la chaleur printanières restèrent pendant quelque temps visibles dans le crépuscule tandis qu’un souffle tiède montait de la terre somnolente. Les talus brandissaient de petites lances acérées et les liens de seigle, au flanc des bottes de foin, brillaient comme des ceintures de soie, tandis que la lune rêvait au ciel immarcescible et que dans l’azur pâle d’innombrables étoiles, telles des avettes lumineuses, emplissaient le rucher céleste. Dix heures sonnaient à je ne sais plus quel clocher, quand, derrière un rideau de sapins, nous aperçûmes le moulin de Plainevaux. Un rossignol égrenait alors ses chants non loin du calvaire voisin et dans un poirier du pré «Delvaux », le courbet lunaire enfonçait sa lame étincelante.
Depuis lors, j’ai pensé bien souvent à cette aventure et malgré la semonce maternelle, j’en ai gardé un parfum de grand air qui m’égaye encore aux heures de songerie.