Impressions d’enfance. Ce n’est pas du sang qui coule dans nos veines, c’est la rivière de notre enfance.
Michel Sardou
Dans les années 40, comme les jouets font défaut, ma famille me fait participer aux tâches ménagères, je l’ai raconté déjà dans le jour du pain, de la soupe, de la lessive par exemple.
Un jour de forte pluie, mon grand-père me demande : « Ma p’tite fèye, veux-tu aller me chercher un bon bifteck bien tendre chez Delincé ? Voici un billet de 5 francs ».
(Document F. Dessente) Je profite de l’occasion pour me couvrir de mon caban tout neuf, imperméable, en principe … C’est plutôt une pèlerine bien enveloppante, avec un capuchon. Deux ouvertures laissent passer les mains si on le désire.
La boucherie n’est pas loin. Sur le trottoir, je longe le verger, je passe devant notre école, puis devant chez Ghysse. Dans leur cour existe toujours la pompe en fonte noire, à eau alimentaire, publique. Comme elle est proche, c’est souvent là que maman et sa mère, épaulées d’un « harkè » (porte seaux) ramènent quatre seaux d’eau claire en un seul petit trajet ; mais tous nous préférons l’eau du Bida – pourquoi ? – juste en face de la boucherie vers laquelle je me dirige, heureuse d’étrenner mon caban à petits pieds de poule noirs et blancs.
Plus
loin, voilà l’école des garçons et la maison carrée de
l’instituteur. La grand-route est déserte, l’eau coule
allègrement dans la rigole avec un clapotis joyeux. Je remarque
avec intérêt l’eau qui dégouline d’une gouttière, à l’angle
d’une maison haute en moellons bruns comme chez nous. C’est la
demeure de Joseph Clermont, le marchand de grains, où habiteront
Jean Streel puis Anne-Marie. L’eau n’arrive pas directement dans
la rigole car la partie inférieure du chéneau manque. Donc l’eau
gicle depuis le niveau du premier étage avec de gros glouglous
bouillonnants. Une idée me traverse l’esprit : « Est-ce
que mon caban est vraiment imperméable ? »
Mais j’hésite. La boucherie est à deux pas. « D’abord
le bifteck ! »
A la vitrine, une affichette annonce : « Pendant les chaleurs, les viandes ne sont pas exposées ». Ce n’est pas opportun aujourd’hui !
Je pousse la porte du magasin qui actionne une clochette au timbre sonore. Les murs de la pièce sont entièrement carrelés de faïence blanche. En face du comptoir, la table de découpe, en bois massif présente : des couteaux de différentes tailles, une hache, une scie, un affûtoir pointu (appelé fusil par les gens de métier), le tout bien en ordre.
Le boucher, Monsieur Léopold Delincé, arrive essoufflé. Asthmatique, peut-être ? Je lui donne le billet.
- « Je voudrais un bon bifteck pour parrain, le maïeur » et je lui donne l’argent.
- « J’ai ce qu’il faut », dit le commerçant.
Il ouvre la porte du grand frigo. Le froid qui s’en échappe et l’odeur de la viande me font frissonner. Il prélève une tranche directement sur le quartier de bœuf suspendu au plafond par un crochet énorme comme son couteau d’ailleurs. La vue de cette chair sanguinolente et morte me donne la nausée. « Je n’en mangerai pas, ça me dégoûte ». La porte se referme. Le boucher apporte la tranche de bœuf en soufflant comme s’il portait tout l’animal. Enveloppé dans un papier de beurre, le petit paquet disparaît sous mon caban. Tout cela se passe très vite. Je salue et me dépêche de sortir.
Je cours vers la gouttière: l’eau s’en échappe de plus belle et la pluie tombe toujours. N’y tenant plus je me jette en dessous et … une douche mémorable me tombe sur la tête, glisse sur mes épaules, dégouline sur mon dos et le caban tout entier. D’abord je jubile ! Mes souliers sont trempés et je ressens une joie vite mêlée d’un terrible doute : « Le caban est-il vraiment imperméable ? » Soudain la réponse jaillit en une gerbe liquide et froide : je ruisselle! Le caban, complètement déformé, pas imperméable du tout pend lamentablement sur mes mollets, se décolle sur les côtés, ce qui achève de me transpercer jusqu’aux os.
Il faut rentrer ! Heureusement je n’ai pas lâché le bifteck ! Mais l’emballage, tout mouillé lui aussi, dessine sur mon tablier une tâche rougeâtre dont je ne connais que trop bien l’origine.
Sans trop réfléchir je cours vers ma maison toute proche. D’abord éberlués, mon grand père, ma grand-mère, mes tantes et maman laissent éclater leur colère…La fessée est énergique, les remontrances implacables: un vrai cauchemar. Je me sauve dans la chambre où j’enfile une robe et des bas secs, consciente enfin de ma bêtise car le vêtement acquis sans doute au prix de mille difficultés est perdu. Quand je redescends, les visages sont fermés, hostiles, un silence lourd pèse sur la famille attablée pour le repas de midi. Je n’ai pas faim, aussi je sors et je me réfugie dans le fournil. Il y fait froid et humide. Le temps s’étire et me semble si long !
Enfin voici ma grand-mère. Un léger sourire amusé flotte sur son visage. C’est comme si elle me débarrassait de mon caban alourdi de pluie, qui glisserait entouré d’une petite flaque sur le carrelage en pierre bleue du petit bâtiment. Mon angoisse se dissout, tout se calme, la pluie a cessé. L’orage familial s’éloigne. De cette époque date mon dégoût pour la viande et les douches froides.
Ghislaine Rome-Souris