Ferdinand M DESSENTE
Le mercredi 8 septembre 1965 allait être une journée pas comme les autres. En effet, Monsieur Francis J. Duffy, Superintendant du Cimetière militaire américain des Ardennes à Neuville-en-Condroz avait reçu quelques jours auparavant un coup de fil du Directeur du Frankfurter Mausoleum d’Allemagne. C’était là que se trouvait le Bureau américain des affaires commémoratives (Memorial Affairs). Ce bureau était le successeur du Service américain d’enregistrement des sépultures (GRS: Grave Registration Service). Il lui incombait d’aller récupérer les restes mortels de militaires américains portés disparus, de procéder à leur identification, puis de rechercher des membres de la famille du mort. Ceux-ci pouvaient alors choisir soit de rapatrier les restes mortels, soit de les faire inhumer dans un cimetière militaire américain d’outre-mer désigné à cet effet, c’est-à-dire le nôtre.
Les restes mortels d’un pilote de chasse américain avaient été repérés dans nos Ardennes. C’est ainsi qu’une équipé spécialisée fut dépêchée sur place pour les récupérer et de les ramener au Frankfurter Mausoleum. Là l’enquête se mit en marche et le pilote porté disparu (M.I.A.: Missing in Action) le 27 décembre 1944 fut identifié comme étant le Second lieutenant (2LT) Carl W. COALE. Ce pilote avait fait partie de la 428e escadrille de chasse U.S. (428th FTR SQ) du 474e groupe de chasse U.S. (474th FTR GP). Cette unité faisait partie de la 9e Force aérienne des Etats-Unis et avait ses bases situées dans le sud de l’Angleterre. La mission des chasseurs de la 9e Force aérienne était le mitraillage et la destruction d’objectifs militaires au sol: convois de chemin de fer, camions, blindés, nids de mitrailleuses, etc…, et non la couverture des formations de bombardiers dont le rôle avait été dévolu à la 8e Force aérienne. Le Lieutenant COALE avait été abattu le 27 décembre 1944 en pleine Bataille des Ardennes et avait été porté disparu depuis lors. Son corps fut amené au Cimetière militaire américain de Neuville le 24 octobre 1962 et fut inhumé carré B, rangée 30, tombe n°10 du cimetière permanent.
J’ignore pourquoi il fut enterré dans cette tombe située au milieu des autres alors que le cimetière actuel était complètement terminé en 1960. Or à partir du 14 février 1961, pour les nouveaux corps retrouvés on décida de prolonger d’une tombe les rangées longues des quatre carrés en créant les tombes n°58 et plus tard 59. Il ne fait pas de doute que cette tombe avait été occupée précédemment et que pour une raison ou pour une autre, il avait été exhumé et déplacé ailleurs. Nous ignorons qui c’était.
De plus, le fait que le Lieutenant COALE n’ait été amené au cimetière qu’en 1962, c’est-à-dire plus de quinze années après la fin de la guerre, suggère que le corps n’a pas été retrouvé parmi les débris de son appareil car le lieu du crash eut été très rapidement signalé et identifié. En effet, il n’y a qu’un pilote dans un appareil de chasse et on enregistre avant le décollage quel avion lui est attribué.
Enfin, parmi les débris de l’appareil il y en a un certain nombre qui portent des marques ou des indications permettant de savoir de quel appareil il s’agit exactement et donc qui le pilotait. Soit le corps doit avoir été éjecté de l’avion, soit le pilote est parvenu à sauter en parachute mais est décédé peu de temps après. Ses restes mortels devaient alors avoir été trouvés à une certaine distance de l’endroit où l’appareil avait percuté le sol. Cependant en ce qui concerne le Lieutenant COALE, il y avait un hic: on n’avait pas retrouvé sa mâchoire inférieure!
Revenons à notre coup de fil: Monsieur Duffy fut informé que fortuitement une mâchoire avait été trouvée à l’endroit où les restes mortels du Lieutenant COALE avaient été récupérés. La comparaison avec ses fiches dentaires avait clairement montré que la mâchoire inférieure était bien la sienne. Suite à cela les Memorial Affairs (les Affaires commémoratives) avaient décidé de la remettre en place et qu’il fallait donc exhumer le Lieutenant COALE, Le jour fut fixé au mercredi 8 septembre 1965, après la fermeture du cimetière à 18h.
Dès que la grille avait été fermée et qu’on s’était assuré que plus aucun visiteur ne se trouvait dans le cimetière, le contre-maître avait procédé à l’enlèvement de la pelouse. Pour ce faire, il fit usage de la machine qui découpe le gazon en bandes. Celles-ci furent déposées précautionneusement sur une grande bâche près de la tombe. Les hommes procédèrent alors au dégagement de la fosse.
On savait que le sommet du couvercle de la caisse de protection du cercueil (Shipping Case) se trouvait à plus ou moins 90cm de profondeur. Dès qu’on aurait atteint cette profondeur, il fallait alors continuer avec précaution pour ne pas abîmer le cercueil. Arrivé à proximité du cercueil on constata, comme il fallait s’y attendre que la caisse de protection du cercueil réalisée en contreplaqué s’était effondrée puis décomposée. Il ne restait qu’à retirer les cornières de métal tordues.
Lorsqu’on eut dégagé le cercueil en fonte d’aluminium anodisé de sa gangue d’argile on constata qu’il était intact et par la même occasion on retrouva le duplicata de sa plaque matricule fait en son temps par le GRS (Grave Registration Service), qui l’avait fixé avec un cordon métallique à la main courante qui entoure le cercueil, puis plombé du sceau des Etats-Unis.
Sur la première ligne on trouve le nom de l’intéressé; en dessous le n° matricule suivi de l’année de la vaccination antitétanique puis du groupe sanguin; enfin, dans le coin inférieur droit la lettre-code de la religion: C pour Catholique, P pour Protestant, Jpour Juif; cette dernière est souvent omise. Lorsqu’on tenta de hisser le cercueil hors de la fosse, on n’y parvint pas, tellement il était anormalement lourd. On supputa que le joint en caoutchouc qui initialement fermait hermétiquement le cercueil était devenu poreux et avait permis à l’eau d’infiltration de l’envahir. On donna l’autorisation de le percer. Dès le premier coup, l’eau jaillit dehors. Lorsque la plus grosse partie eut été évacuée on sortit le cercueil. On le rinça et on procéda à son ouverture. A l’intérieur on trouva la couverture militaire (ou plutôt ce qu’elle était devenue) et qui avait enveloppé les restes mortels.
La où se trouvait la poitrine on vit la plaque matricule originelle intacte avec son épingle de sûreté qui, elle, était tout à fait rouillée. On procéda ensuite délicatement à l’évacuation de ce qui restait de la couverture et un squelette en bon état apparut. Il lui manquait… la mandibule. Pendant toutes ces opérations on avait pris des photos pour le rapport.
Sur une table de travail métallique on posa une nouvelle couverture militaire, on y remit en place le squelette cette fois-ci complété de sa mandibule. On l’emmaillota celle-ci en plus, et la plaque matricule originelle fut épinglée à l’endroit du thorax. On déposa le paquet funéraire (funerary bundle) dans le nouveau cercueil amené exprès d’Allemagne. On y fixa avec un petit câble d’acier inoxydable le double de la plaque matricule. Les hommes aidèrent alors à descendre le cercueil dans la fosse. Il n’était évidemment plus question de le placer dans une caisse de protection.
Plus tard on combla la fosse, on tassa le sol et on y remit les bandes de gazon. Après quelques semaines de tonte, les visiteurs ne pourraient plus deviner ce qui c’était passé là ce mercredi 8 septembre 1965.