Synthèse réalisée par Guy Dumoulin.
La vie à la fin du XVIIIe siècle !
A la faveur d’un document intitulé « Tableau statistique du Département de l’Ourthe » établi en l’an IV de la République Française (1795) par le citoyen Desmousseaux, préfet (1), on peut entrevoir certains modes de vie dans ce département français, dont nous Neupréens, faisions partie en cette fin du XVIIIe siècle. A Plainevaux, à Rotheux ou à Neuville, nos anciens ont été les témoins très proches des bouleversements que devait apporter cette réunion à la France, dans ce grand département dont Liège était le chef-lieu.
Un peu d’histoire.
Le contexte historique est celui de la toute nouvelle révolution française et bien sûr de la révolution liégeoise. Dans le cadre de la 1ère république française :
1792-1795 La Convention
1795-1799 Le Directoire
1799-1804 Le consulat
Le document que nous avons consulté nous situe en octobre 1795 : la transition entre la Convention et ce Directoire de la 1ère République.
Les troupes françaises battent les Autrichiens à Jemappes (Dumouriez) et occupent une première fois Liège. Réoccupée par les Autrichiens en 1793, la ville est à nouveau reprise par les Français en 1794. Jourdan bat les Autrichiens à Fleurus. L’hégémonie de l’Empire Germanique sur la Principauté de Liège touche à sa fin. La Principauté de Liège est aux armées françaises.
Le décret de la Convention, en date du 1er octobre 1795, consacre l’annexion de la rive gauche du Rhin…subdivisée en 13 départements et administrés selon les lois de la République (4).
La principauté de Liège englobée, ainsi que celle de Stavelot-Malmedy et différentes communes (75) et localités de Namur, du Brabant, du Luxembourg et de
Trèves–Cologne sont regroupées en une seule entité : le Département de l’Ourthe. Eternelles racines, éternel recommencement de l’Histoire : le Liégeois et le Wallon en général, sont déjà réputés pour leur caractère bien particulier et comme le dit Desmousseaux: « le Département de l’Ourthe, cœur del’ancienne Principauté, ne se confond pas dans l’ensemble des départements réunis. Son prolétariat est plus nombreux et plus « socialisant » qu’ailleurs ; le serment exigé des prêtres n’y soulève aucun trouble grave. Le dialecte même, traduit dans son extension les anciennes formes politiques qui avaient contribué à le fixer » (2).
Géographiquement nous nous trouvons au centre de cet ensemble recomposé qui peut correspondre à la Province de Liège actuelle, élargie. Aux portes du Condroz, auquel le document étudié fera allusion par la suite, nous nous situons à une vingtaine de kilomètres de Liège, véritable chaudron de cette révolution « liégeoise ». Au-delà d’une statistique chiffrée assez élémentaire, c’est surtout un mode de vie en cette fin du XVIIIe siècle que le document expose.
La géographie
Les cartes montrent bien la différence de configuration géographique entre l’ancienne Principauté et le nouveau Département de l’Ourthe, lequel, par contre épouse de façon assez étonnante les formes de la province de Liège actuelle. Nous, Condrusiens, faisons partie, dès 1795, d’une tout autre entité géographique.
En 1794, les sentiments des Liégeois vont incontestablement à la France : « le 17 juin, l’évêque (de Liège) ordonne d’afficher une proclamation de l’Empereur François II qui stigmatise ceux qui, n’ayant ni le cœur ni les sentiments des germains, se sont laissé entraîner par l’illusion des expressions aussi vagues qu’équivoques d’égalité et de liberté ». Comme l’écrit Jean Lejeune… La réunion (de la Principauté de Liège) est un fait avant d’être légalisée par le décret du 9 vendémiaire de l’an IV (1er octobre 1795) ».(2)
Autrement dit, les habitants de la région liégeoise étaient pro-français avant la lettre et nous en trouvons par ailleurs de nombreuses manifestations dans « L’Histoire de la Principauté de Liège » de Jean Lejeune. (3)
Quel est le contexte de vie de notre population décrit au travers du document du citoyen Desmousseaux ? Ce volumineux ouvrage – véritable état des lieux du nouveau département – nous permettra peut-être de percevoir ce contexte de vie de l’époque.
La population
On dénombre en 1795, plus ou moins 325.278 habitants alors que notre Province actuelle en compte environs 1.025.000. Curieusement, l’auteur signale qu’une certaine diminution de la population due à une émigration très importante en réponse aux exactions du nouvel occupant est peut-être compensée par l’ « abrogation de célibat des prêtres » !… Comme les prêtres étaient nombreux et que beaucoup avaient prêté serment à la République… « Prêtres et religieux liégeois ont en majorité prêté serment de « haine à la royauté et à l’anarchie ».(4)
Les concentrations de population se trouvaient surtout à Liège, Verviers, Malmedy et Huy.
Le territoire
« L’Ourthe ou Ourte, était un ancien département français, nommé d’après la rivière Ourthe. On trouve à l’époque deux orthographes Ourthe ou Ourte. L’orthographe moderne est Ourthe. Le chef-lieu était Liège. Il correspond approximativement au territoire d’une des provinces de Belgique, la province de Liège… »(3)
Il est divisé en trois arrondissements : Liège, Huy et Malmedy.
Nous trouvons dans le texte : « La partie liégeoise du Département se compose de la presque totalitéde la Hesbaye, et du CONDROZ…principaux quartiers du pays de Liège»(1). Nous sommes donc bien concernés par les statistiques de Desmousseaux.
La Langue
Le français et le wallon dans la partie liégeoise, le flamand au nord, et l’allemand à l’est…La « Province » de Liège actuelle se dessine en filigrane.
L’économie
A côté d’un Limbourg aux « riches pâturages », le sol fangeux de Stavelot et du Luxembourg avec « maigres prairies et un peu de bois »(1), le Condroz trouve cependant grâce aux yeux de l’auteur ; « …en se rapprochant du Condroz, contrée toute pittoresque, où les bois, les rivières, les côteaux, les vallons forment des paysages des plus rians (sic), mais où la chasse est plus heureuse que l’agriculture ; on y élève cependant des bestiaux, principalement des moutons… ». Notre Condroz était donc déjà une terre accueillante, le mode d’exploitation a certes changé au cours des deux derniers siècles. L’agriculture s’y est installée et développée tout en gardant l’élevage du gros bétail. On aime cependant imaginer des troupeaux de moutons disséminés et paissant dans notre vert Condroz…
ans cet état des lieux on trouve quelques allusions à l’industrie. On note particulièrement des exploitations de roches calcaires. Et « les riches alunières de Flône, d’Amay et d’Engis »(1).Quant aux « roches calcaires », les carrières se perpétuent encore aujourd’hui tout à côté de chez nous, dans la vallée de la Meuse.
Dans les principales villes du Département, on note ce qui suit, quant à l’existence d’une certaine activité industrielle ou commerciale:
Liège : « …centre d’un immense commerce d’exportation et de transit… » Souvenons-nous que ce ne sera qu’en 1817 que John Cockerill installera son premier haut-fourneau. Le document qui nous est soumis date de 1795.
Malmedy : « …nombreuses et immenses tanneries …dans un pays sauvage où la nature a laissé tout à faire à l’industrie. » (1)
Huy : on se propose d’y établir des fabriques, mais on y dénombre cependant un haut-fourneau, une manufacture de toiles imprimées, quelques papeteries et plusieurs tanneries.
Verviers : la création d’une « maison de travail » pour la remise au travail de nombreux inactifs (mendiants) dont une majorité d’enfants. La mendicité était à cette époque un véritable fléau dans les villes d’une certaine importance. Le but de la création des « maisons de travail » étant de réduire cette mendicité. On note également à Verviers une fabrique de draps et un commerce très important avec l’étranger.
Le paysan ne se rend plus en ville pour y porter le produit de son travail par peur de confiscation de son cheval et de sa charrette. On comprendrait que ville et campagne vivent chacune dans une espèce d’autarcie. Si le paysan parvient à vivre de quelques cultures et d’un petit élevage, ce citadin est frappé par une économie généralement déstabilisée, entre-autres par les assignats. Le chômage y est général.
Contributions et taxes
On retrouve à l’époque (rien n’a changé !) la contribution foncière, les centimes additionnels, les droits de timbre, mais encore de « barrière », ainsi que l’octroi, qui était un droit que payaient certaines denrées à leur entrée en ville (Liège seulement). On trouve cependant trace d’un octroi à Verviers dans les statistiques de Desmousseaux. Le commentaire nous apprend que les Liégeois ainsi que les Verviétois trouvent les taxes républicaines élevées : ils semblent en effet avoir été favorisés antérieurement au régime français, en comparaison avec les autres provinces autrichiennes, celles-ci trouvant leur avantage dans le Nouveau Régime.
Les domaines
La réunion de nos provinces à la France a été une excellente opération financière pour celle-ci, comme le dit Desmousseaux : « …Les domaines ecclésiastiques étoient considérables dans ce département, mais toutes les corporations ayant emporté leurs archives au delà du Rhin, et aucun rôle foncier n’existant, beaucoup de ces propriétés sont restées cachées entre les mains des anciens fermiers ; mais par des mesures très simples, on en découvre tous les jours, et la loi accordant aux hospices ceux qui seront retrouvés, on doit croire qu’il en sera peu d’inconnus .Les domaines séquestrés sur les émigrés ne sont pas considérables ; les circonstances politiques ayant laissé à diverses époques des doutes sur la manière dont seroient traités les émigrés Belges, on n’a vendu qu’infiniment peu de leurs propriétés»(1).Sans tenir compte de la vente du mobilier « qui a dû se monter à une somme très forte » , l’ensemble des domaines vendus en 1795 représentaient 26 millions de francs de l’époque. Et Desmouseaux de conclure cependant sur ce chapitre : « on peut juger par cet aperçu des produits d’un seul département…et l’un des moins riches, quelle précieuse acquisition la république a faite en reculant ses limites jusqu’à la rive gauche du Rhin»(1).
Organisation nouvelle
Le régime républicain s’installant, on envisage de réduire le nombre de communes, dont le chiffre de 438 passerait à 192, l’administration de ces commune se révélant difficile à assumer et le nombre de tâches à y effectuer étant important: « Il suffit de réfléchir un instant sur les fonctions de maires, sur celles des conseils communaux pour concevoir la difficulté d’en trouver dans les petites communes rurales…croit-on qu’il y ait beaucoup de communes dans la république où se trouvent des hommes qui aient le temps, les moyens et la volonté de les remplir gratuitement. Le ministre…a conçu l’excellente idée de donner au maire un secrétaire qui le soulageroit, et qui seroit en même temps instituteur primaire» (1). Bien entendu, ces dispositions seraient assorties de centimes additionnels aux contributions directes et sur les patentes pour assurer aux communes un revenu suffisant. Dans ces conditions, Rotheux, Plainevaux et Neuville ne seraient-elles pas devenues « Neupré » avant l’heure ?…
Les tribunaux
Quelques mots quant au contexte dans lequel travaille la justice de l’époque : « Le tribunal criminel se distingue par une rare activité ; il se rend tellement redoutable aux brigands qu’ils fuient son territoire…Les vagabonds, les déserteurs, les chauffeurs, suivis, découverts par une police secrète et vigilante, fuient le département ou subissent sur l’échafaud le sort de leurs pareils »(1). Les prêtres insoumis font aussi partie des soucis des tribunaux : « ils portent la division dans les communes, dans les familles. Plongés dans la misère, ils ne trouvent de ressources que dans la crédulité…et les poussent au fanatisme »(1).
Vie sociale
L’auteur du document de 1795 fait la part belle à la description – très imagée par ailleurs – de la vie sociale en ce qui concerne la région liégeoise (donc nous !) (ndlr).
La fin du XVIIIe siècle se caractérise par une population « industrieuse à l’activité vivifiante »(1) avec de nombreux ateliers de nature à employer beaucoup de personnes. Mais le travail manque, les chômeurs, considérés comme mendiants sont volontiers jetés en prison. Le chômage est extrême pour des personnes de tous âges et de tous sexes : une misère qui pousse à la mendicité et à une « fainéantise volontaire » (1). Il faut noter aussi la disparition des aumônes cléricales qui ne fait qu’accroître la misère des petites gens. Enfin, la conscription est impitoyable. « le gouvernement ecclésiastique et l’aliment dans les aumônes aveugles du clergé qui bien plus par calcul que par des motifs religieux, aimoit à répandre des dons qui retenoient, dans l’avilissement et la dépendance, une masse d’individus dévoués… » (1). Cet état de fait est caractéristique à Liège bien plus qu’ailleurs, et l’auteur n’en veut pour preuve que le nombre (plus de vingt) d’établissements de bienfaisance. Le but du gouvernement républicain sera de réduire considérablement la mendicité. Les largesses du gouvernement clérical ayant disparu avec celui-ci, il restera que les « citoyens consentent à ne plus donner en public» (1). Des conditions d’hygiène plus que précaires – famine, typhus…complètent le sombre tableau de l’époque.
S’il faut conclure, les modes de vie ruraux qui étaient ceux de nos villages en cette fin du XVIIIe siècle, n’étaient pas prospères, certes, mais n’avaient rien à envier à ceux des citadins. Cette petite enclave dans notre Histoire nous mènera pour quelques années sous le régime hollandais avant que 1830 ne consacre définitivement la Belgique.
Le texte de Desmousseaux est intéressant dans la mesure où il nous permet d’imaginer comment on vivait, chez nous, il y a 220 ans et l’important changement d’orientation de notre cadre de vie.
- Tableau statistique du département de l’Ourthe par le citoyen DESMOUSSEAUX , Préfet. An IX
- Jean LEJEUNE , La Principauté de Liège. Eugène Wahle 1980
- www :http:/wikipedia.org/wiki/Ourte
- E. HELIN – Lumières, révolutions, annexions – Histoire de Liège – Privat 1991