1956. « Tu enfanteras dans la douleur»

Genèse paragraphe 3 verset 16 Bible de Maredsous

Ghislaine Souris-Rome

Ce sujet a été évoqué en … 2005, d’après un ancien écrit du mois de juin 17251.

Pour ceux et celles qui n’ont plus ce texte en mémoire … ou dans leur bibliothèque, je le rappelle brièvement.

Au 18è siècle, à Strivay une jeune femme, veuve depuis quelques années, est sur le point d’accoucher. Des sages-femmes s’efforcent de lui faire avouer qui est le père de cet enfant, l’accablent de questions sur le « péché de chair » d’où naîtra ce bâtard. Véritable torture psychologique et physique. Comportement inqualifiable. Nous en sommes loin ! … Quoique !

En 1938, La Pavée à Neuville-en-Condroz.

Un matin de mars, maman ressent les premières douleurs. Aussitôt, grand branle-bas dans la maisonnée. Madame Reine Kilesse, dite « Madame la Reine » par les enfants, demeurant rue des Moges à Rotheux-Rimière, arrive à vélo. Elle avertit le docteur Souris, frère de papa Emile, médecin généraliste, faisant fonction de gynécologue, de dentiste et même de pharmacien car il prépare lui-même ses remèdes, pommades et autres potions. En 1938 – il a 34 ans – notre « oncle Arthur » fait face à toutes les situations. En l’occurrence, le voilà en passe d’accoucher sa belle-sœur.

Maman refuse de dîner car c’est le mercredi des cendres.
« Qu’elle mange toujours un bon beefsteak », conseille Monsieur le curé Meulders, notre voisin consulté pour apaiser les réticences maternelles.
« Tout à fait ! », dit mon oncle médecin, en s’essuyant les mains. « Comme je peux voir, la naissance n’est pas pour maintenant. Je repasserai dans l’après-midi ».
« Irma, tu dois prendre des forces ».
« Faites quand même bouillir de l’eau, lavez les aiguières, la grande bassine doit être ébouillantée aussi ».
« Je vais attendre ici, dit l’accoucheuse, habituée à de telles situations. Préparez aussi des draps de lit frais, une alèse et des langes ».
Ses ordres sont exécutés dans une grande effervescence. Ma grand-mère va chercher de l’eau alimentaire à la pompe la plus proche.
« Je vais téléphoner à Emile, dit-elle encore essoufflée, qu’il prenne un train plus tôt.»

Tout le monde s’affaire. Les nouvelles vont vite au village. On a dû remarquer les allées et venues, le docteur et l’accoucheuse. Tante Félicie Muraille et notre jeune cousine Berthe Hinger rejoignent la maison familiale.
Maman a de plus en plus mal. Comme elle est corpulente, cela ne facilite pas les contractions, d’autant plus douloureuses qu’elle se crispe, qu’elle entend tout le remue-ménage dans la cuisine et qu’elle se souvient du verset biblique « Tu enfanteras dans la douleur ».

Malgré tous les préparatifs, l’attente est longue, inquiète. Les cris de maman se répercutent dans la maison. Bouleversée, Berthe s’enfuit dans le fond du jardin, elle qui, jeune fille, veut savoir comment se prépare un accouchement.
Oncle Arthur est de retour. « Sapristi ! Ça va plus vite que je le pensais ! Il faut qu’Emile revienne de son travail à Liège ».
« Je vais le chercher au Val Saint-Lambert », déclare mon grand-père et il sort du garage l’ancienne auto Imperia.

Voici le futur papa, le visage marqué par l’émotion mais il garde son calme coutumier. Il encourage sa femme : « Ne crie pas ainsi, Irma ! », mais en vain. « Si tu continues je sors ». La réplique maternelle, instantanée, péremptoire fuse :

« Toi, reste ici, moi, il faut bien que j’y reste ! »

L’accoucheuse expérimentée favorise la position correcte de l’enfant par des mouvements habiles sur le ventre de la parturiente. L’idéal est que le bébé présente d’abord la tête. Alors le médecin ou l’accoucheuse le tire, fait pivoter ses épaules en biais et l’enfant aspire l’air dès que le cordon ombilical est coupé. Et il crie !
Délivrance, soulagement, fierté, joie et larmes de bonheur… Mon prénom, Ghislaine, m’est donné pour être protégée des convulsions. Reine me lave, m’emmaillote et me couche dans le berceau réalisé par Dieudonné Muraille, ébéniste, époux de Tante Félicie, et garni par ses soins de tissu plissé bleu clair.

« Bon, me direz-vous, comment sais-tu tout cela ? Tu ne t’en souviens pas quand même ? ».
« Non, bien sûr, mais la naissance du premier enfant dans une famille est mémorable et papa, mes grands-parents me l’ont racontée bien des fois. Oh ! Pas quand j’étais petite, mais bien après ! Je crois longtemps que « Madame la Reine » va chercher les bébés dans un jardin mystérieux connu d’elle seule. Je connais aussi l’histoire des choux et je les regarde avec des doutes bien compréhensibles puisque je les ai vu repiquer, grossir et éventrer sans qu’il en sorte le moindre bébé !

En 1943, le 21 juin CHRISTIANE.
En ce temps là, vous le savez, les enfants de presque six ans sont accueillis à l’école primaire après les vacances de Pâques. J’en fais partie, donc je ne me souviens pas du jour de la naissance de Christiane. Cependant je suis prévenue : « Tu auras bientôt un petit frère ou une petite sœur ». Maman, déjà forte de constitution, cache habilement sa grossesse sous un ample tablier, et naïve je ne me rends compte de rien. Tout ce qui concerne la naissance est soigneusement éludé. Et moi, entre l’école et les jeux dans la prairie, mes petites tâches ménagères, les séances de lecture dont Juliette, tante Mathilde ou papa, ma grand-mère me gratifient, je coule une vie paisible.

Je suis avertie de la naissance de Christiane par une réflexion bien maladroite : « Tu ne seras plus la petite gâtée, maintenant que ta petite sœur est là ! ». De fait elle est bien là, emmaillotée malgré la chaleur de juin dans le berceau bleu rafraîchi par tante Félicie. Un peu déçue qu’elle ne partage pas encore mes jeux, je la considère avec gravité. Elle est rouge et pleure beaucoup. Cependant son visage reste celui d’une poupée.

  • « Pourquoi maman reste-t-elle encore au lit ? Et pourquoi l’oncle Arthur et Reine viennent-ils tous les jours ? », dis-je agacée.
  • « Maman est fatiguée et Reine vient soigner le petit bébé », répond ma grand- mère.
  • « Pourquoi lessives-tu tellement de petits draps de lit, Bonne-Maman ? Quand va-t-on descendre Christiane ? Il fait si bon dehors, elle serait bien mieux dans le jardin (une de mes grandes priorités : de l’air !) ».
  • Je pressens que l’on ne me dit pas tout ce qui se passe et cela me contrarie
  • « Tu poses trop de questions Ghislaine », dit ma grand-mère. « D’ailleurs tu vas aller chercher du lait à la ferme pour les biberons ».

Munie d’une grande cruche bleue émaillée au couvercle bien emboîté, je pars volontiers à la ferme Etienne située au bout du village. Laurette m’accompagne souvent. Nous grimpons sur le remblai de terre qui longe la grand-route. Les pas des enfants y tracent un petit sentier. En fait le remblai sert de protection bien illusoire contre les bombardements, mais je l’ignore. L’expédition me plaît malgré le poids de 2 ½ l de lait que je porte sans renverser grâce au couvercle rentrant. L’anse engourdit mes doigts repliés et je la change de mains. C’est lourd 2 ½ l de lait et j’ai un peu plus de 5 ans ! …

Le 21 juin 1947, FRANCIS.

En ce premier jour d’été, torride, se souvient la maman, les contractions se précisent. Le premier enfant s’annonce ; il sera suivi de plusieurs frères et sœurs.
Pendant la grossesse, pas d’aide médicalisée sauf pour confirmer la gestation et déterminer la date probable de la naissance. « Fille ou garçon ? ». Surprise ! Puisqu’il n’y a pas d’échographie.
Donc, rien n’a fondamentalement changé. On accouche naturellement chez soi.

Le papa prévient la sage-femme, madame Reine Kilesse de Rotheux. Elle se déplace toujours à vélo. La future maman se couche sur la table familiale protégée par des alèses, draps de lit et autres linges. Dans la plupart des cas, les jambes de la maman sont soulevées et maintenues écartées par une ou deux personnes de la famille. Le papa, à côté de son épouse, l’encourage, lui rafraîchit le front, reste calme, à la hauteur de la situation.

Le bébé se présente bien : grâce à la dilatation du col utérin, Reine s’exclame : « Je vois sa tête ! ».

Elle palpe le ventre de la maman, de l’extérieur, et par des mouvements expérimentés pousse l’enfant vers le bas pour en favoriser l’expulsion. (On dit aussi : la délivrance, donc il y a bel et bien douleur).

Mais quand le nouveau-né est là, les mamans, soulagées, éprouvent le même sentiment, partagé avec le papa : fierté, bonheur inexprimable, émotion d’avoir donné la vie. Et la douleur … on l’oublie.

Le 9 février 1964, STEPHANE.

Depuis les années ’60, rares sont les femmes qui restent chez elles pour enfanter. Les maternités, pensent-elles, sont plus sécurisantes et pratiques.
La grossesse n’est pas très médicalisée. Pour Stéphane, le gynécologue joue un rôle essentiel, en ce sens qu’il m’ordonne de rester couchée les premiers mois de la grossesse pour éviter des hémorragies qui auraient provoqué une fausse-couche. Dont acte. Les cliniques sont rarement équipées de matériel spécialisé pour les échographies. Je n’en ai pas bénéficié. Le gynécologue laisse encore les initiatives à l’accoucheuse de service à l’hôpital.


Pour moi l’accouchement reste quand même lié à la douleur. Aussi je suis intéressée par l’expérience d’une amie enceinte qui participe à des ateliers sur le thème de « l’accouchement sans douleur ! ». Voilà du neuf ! En fin de grossesse je m’y rends avec conviction. Les séances sont organisées par une infirmière accoucheuse indépendante. Elle explique d’abord qu’il est possible de gérer la douleur. Comment ? Par la respiration : la petite respiration, un peu haletante pendant la contraction, puis le souffle de détente en attendant la suivante. La position adéquate et les gestes à poser au moment de l’accouchement proprement dit me rassurent, me rendent confiance et démystifient les récits impressionnants de nos mères et grand-mères.

Février approche et je n’ai plus d’appréhensions. La veille du 9 je m’applique à répéter les exercices proposés par la monitrice. Mal ? C’est supportable.

Au petit matin, maman, avertie par téléphone répond : « Tu n’as pas plus mal que cela ? Ce n’est rien. Recouche-toi, C’est une fausse alerte … Tu aurais bien plus mal que tu me le dis ». « Ah ? Bon … ».

Je laisse la petite bande dessinée par Anaïs, certifiée véridique, poursuivre le récit :

En 1978, SEBASTIEN.

Au gré du temps, la gynécologie évolue. La future maman bénéficie de trois échographies. C’est pour elle et son mari un bonheur inouï de découvrir leur tout petit bébé déjà là, matérialisé sur l’écran, qu’il soit garçon ou fille.
Progressivement, la maternité n’est plus synonyme de douleur car la confiance l’emporte. Cette maman-ci, après avoir supporté vaillamment les contractions toute une nuit, décide de se présenter à la clinique avec son mari et sa valise. … qu’elle oubliera dans la voiture !

Le gynécologue est aussitôt prévenu. Entretemps, avec les gestes presque rituels, l’accoucheuse vérifie la dilatation ; tout se passe normalement et répétant les gestes de toujours, elle masse le ventre pour positionner l’enfant de manière optimale.
Mais, Sébastien n’est pas pressé de sortir. Le gynécologue intervient alors pour abréger les efforts de la parturiente en lui appliquant une ventouse qui « aspire » le bébé. Le voilà ! C’est un fameux garçon de 4 ½ kg. Sa tête allongée par la ventouse la déforme un peu mais elle reprend assez vite une apparence normale qui rassure le papa, fier, ému. Il a beaucoup encouragé son épouse qui pleure de joie. Donner la vie est chaque fois un moment merveilleux qui ne s’oublie jamais.

J’ai essayé dans ces récits d’accouchements qui se terminent bien de montrer une double évolution.

D’une part, la médicalisation progressive de l’acte d’enfanter est bénéfique parce qu’elle diminue la souffrance. Mais je ne suis pas naïve ! Depuis toujours certains accouchements ont été très pénibles même dangereux, soit pour la mère, soit pour l’enfant ou pour les deux !

D’autre part, les mentalités évoluent. Pour des futures mamans, accoucher n’est plus synonyme de douleur grâce aux progrès de la gynécologie (péridurale, césarienne, …). Les bébés prématurés sont pris en charge par les services de pédiatrie et de néonatologie. Ce qui peut aboutir à des dilemmes, à des dérives et des choix éthiques très douloureux mais ce n’est pas l’objet de cet article que j’ai modestement écrit, après des réflexions très mûries. Donc je mets un bémol quand on parle « d’accouchement sans douleur ».

Pour terminer, je me permets d’évoquer le drame du Softenon.

Le Softenon :

Vers les années soixante, on se préoccupe du confort de la future mère.

Je me souviens… ces années-là, il est déjà question d’un médicament destiné à atténuer les nausées matinales de la femme enceinte et qui a aussi un effet sédatif. Il s’agit du Softenon (la thalidomide) qui a provoqué des malformations graves du fœtus. Les tests de toxicité chronique sur l’animal ainsi que les essais cliniques chez l’homme déjà effectués en 1956 n’avaient démontré aucune toxicité particulière, ce n’est que trois ans plus tard que les épidémiologistes ont noté un effet néfaste pouvant provoquer des malformations graves de l’embryon.

Le document ci-dessous provient de http://fr. wikipedia. org/wiki/Thalidomide

« A Hamboug, existait un centre qui surveillait le taux d’anomalies de la population de la ville. Rapidement, le centre a repéré une augmentation brutale de la fréquence des anomalies des membres. Il a pu mettre en relation cette augmentation avec celle de la consommation d’un nouveau médicament : la thalidomide. Ces anomalies touchaient les membres de manière plus ou moins importante : de l’absence de l’extrémité des membres à l’absence totale des membres  ». (Mon Dieu que c’est mal écrit ! Le traducteur n’avait sûrement pas un dictionnaire des synonymes).

L’affaire des bébés Softenon a secoué l’opinion des années soixante… et puis l’oubli s’est installé et avec lui, sa chape de plomb. Beaucoup de nouveau-nés n’ont pas survécu longtemps. Entre temps, les bébés atteints nés en 1961, 62 et 63 ont grandi. Ce mois d’octobre 2009, la plus jeune a 46 ans… l’âge de notre fils né en 1964.

Je me sens très humble en face de ce drame et loin de moi, l’envie de m’exprimer plus sur ce sujet. J’en parle parce que j’étais enceinte à ce moment-là et cela me bouleverse. Tous ceux qui ont consommé du Softenon, qui était en vente libre ont vécu un traumatisme qui interpelle, exclut tout jugement car la souffrance mérite avant tout respect, silence et empathie.

Merci à tous ceux et toutes celles qui m’ont permis d’avancer dans ma recherche et d’y réfléchir. Leur témoignage appelle le « devoir de mémoire » et je tiens à le souligner avec reconnaissance.

Autre source d’information : Pr Corinne Hubinont- Le Baby défi- Editions Anthémis 2009.

1 Les cahiers de Jadis, 10è série, 2004-2005, n° 38 pp 1430 à 1482.