Jean Dupuis – L’amateur de
coq.
Extrait de « Les horizons mauves » Renaud Strivay – 1921 La pipe aux lèvres, un coude appuyé sur la baguette du poêle, Jean Dupuis caresse de la main son coq vainqueur au dernier concours, tandis que dans un coin de la chambre son fils, riant bambin de quatre ans, regarde attentivement des images d’Epinal. Soudain la porte s’ouvre et d’une voie inquiète, sa femme, qui revient du magasin, l’interpelle brusquement:
-As-tu payé ta cotisation à la caisse de secours?
– Je ne suis plus affilié!
-Comment?
– J’ai fait rayer mon nom de la liste des membres. Je ne suis jamais malade, je ne vois pas pourquoi j’irais verser mon argent pour les autres.
– Et l’abonnement du journal?
– Je ne lis plus…Tous les jours, les politiciens servent la même rengaine, tu refuseras le reçu, je suis fatigué de leurs litanies…
– Et moi? je suis condamnée à lire dans les nuages… comme Mathieu Laensberg.
– Fais ton ménage. Cela vaudra beaucoup mieux.
– Tu veux donc mendier plus tard et …
– Je ne vis plus que pour mon coq.
– N’est-ce pas malheureux?
– Mais pas du tout! Bientôt je n’irai plus dans la bure; mon coq nous fournira la subsistance.
– Est-ce possible?
– Vivre sans rien faire, n’est-ce pas le rêve de tout le monde?
– Enfin tu veux laisser la moitié de tes quinzaines chez les mastroquets.
– Je ne suis pas seul dans ce cas, il y a des centaines de « coquelis » à présent.
– Jolie excuse ma foi.
– Les uns « font » dans les pigeons, d’autres dans les pinsons, mois je « fais » dans les coqs.
Il faut bien que l’on s’amuse un peu le dimanche.
– Et en semaine? Depuis dimanche tu es sorti trois fois avec ton coq, il faut que je lui coupe la tête.
– Malheureuse, si tu lui enlevais une plume!…
– J’ai compté ce que tu as dépensé depuis quinze jours pour les mises, les loges et les doublages: cent cinquante francs. Si à cette somme on ajoute tes amendes de la houillère et tes salaires perdus, tes frais de petites et de grandes gouttes, tes enjeux dans les prix, le bon lard du pays que tu donnes à cette pauvre bête que tu enfermes presque tout le temps dans la cave ou que tu écrases brutalement dans son panier, on arriverait certainement à trois cents francs. Tout ton argent prend le chemin du « Coq noir ». Aussi je n’ai plus que des jupes rapiécées, le petit n’a aucun jouet et toi, tu as l’air d’un mendigot. J’en suis vraiment honteuse. Il faudra que j’aille à la journée. – Les riches ont les tirs aux pigeons…
– Et beaucoup d’argent!
– Nous voulons gagner des « sous »…
– Oui… et vous ne semez partout que des ruines. Le divertissement des premiers jours est devenu une vraie passion.
– Ne sais-tu pas qu’il y a des femmes et même des enfants alignés au local des concours?…
– Oui, des enfants qui perdent l’école et des femmes qui laissent leur ménage à vau l’eau…C’est une calamité!
– Demain, je vais au grand concours de Lize… et j’espère bien y remporter le « bouquet, n’est-ce pas, Chanteclair?
– Cocorico!
Sept jours après on lisait dans un journal local les quelques lignes suivantes:
« Hier, au local du « Coq noir » deux coquelis en sont venus aux mains à la fin d’un concours. L’un d’eux, Jean Dupuis a reçu force coups de panier qui lui ont mis le visage en sang. Dans sa rage, il a étranglé son coq qui, paraît-il, lui a fait perdre ce jour là, près de cent cinquante francs. La police est saisie de l’affaire« . Après cet incident tragique, Jean Dupuis ne pratiqua plus son sport ridicule et redevint un ouvrier soucieux de son avenir.
Aussi l’aisance revint à son foyer et quand, au cours de ses promenades, il rencontrait un « coqueli » le « bot » au côté, il serrait nerveusement les poings et, dans la navrance de ses souvenirs, déplorait hautement sa néfaste passion.