0680. Le Bon Dieu de la Heid.

Renaud Strivay – Dans Les Horizons Mauves – 1921 – Dessin Renaud Bertrand (1998)

Po m’pârt dj’inme les djbyes del coulèye
Dj’els inme èt dj’els in’mrès todis ;
Divins les mohones disseulèyes
I m’sonle qui les coûrs sont r’freudis
Là, qué bonheur voléve qu’on aye ?
(Em. GÉRARD).

Le père Collard, un des héros de ce conte, aurait goûté la tendre émotion de ces vers, car nul autant que lui, n’aimait d’aller « al size » dans le voisinage. Dès que les lampes du Trou Bottin s’allumaient, il bourrait sa pipe à couvercle et, les mains derrière le dos, s’acheminait vers quelque « mohinette » du hameau.

Hubert Bovy son voisin le savait depuis longtemps C’est ce qui l’amena un soir à jouer, à ce solitaire, le tour pendable que voici :

Ayant remarqué qu’il rentrait toujours vers onze heures, il se couvrit d’un linceul et après avoir crocheté la porte de la chaumière, l’ouvrit, la referma et s’assit, en silence, sur la première marche de l’escalier. Sonattente ne fut pas longue. Un quart d’heure à peine s’était écoulé que des pas trébuchants et une toux saccadée s’entendirent dans la cour, près de la porcherie.

Nul doute n’était possible : c’était le père Collard qui rentrait.

D’habitude, il restait longtemps pour ouvrir la porte, la clef était usée et la serrure mise de guingois achevait de rendre difficile sa rentrée au foyer… Cette fois l’huis s’ouvrit au premier tour de main aussi, dans la houle des ombres et du vent, à la face des étoiles qui clignotaient, le vieillard étonné s’exclama aussitôt.

« Oho ! tiens !… j’avais oublié de fermer la porte. Mais non pourtant, j’avais enfilé la clef dans ma ceinture.. Un rôdeur serait-il venu… »

Poltron de sa nature, il prépara son briquet, alluma unelampe qui oscillait dans la cour, puis entrebâillant la porte, mit le pied droit sur le seuil.

Au même instant, une longue forme blanche se dressa devant ses yeux écarquillés. Il poussa un cri de bête et, dans un geste sauvage, fit tournoyer sa lanterne.

A son tour, Hubert Bovy, trembla d’épouvante, mais la lampe s’étant brisée sur le cintre de la porte, il lança contre le mur le veilleur halluciné et, comme un cerf aux abois, galopa dans les ténèbres.

Le père Collard crut sa demeure hantée, c’est pourquoi le curé du village vint en hâte l’exorciser. Non content de cela, il fit rapporter de Liége par le messager Bovy – s’il avait su ? – un beau crucifix de cuivre et, l’âme ragaillardie, le hissa sur sa cheminée…
A sa mort, et, sur sa demande, cetalisman fût placé à la « creuhette », au seuil même du hameau.
Grâce à lui, disent les paysans, nous ignorons les maléfices et les sabbats des sorcières.
Soixante ans après, un étranger passant par Bioleux, s’arrêta devant cette croix qu’ombragent trois beaux tilleuls, s’y complut en une courte méditation et s’apprêtait à prendre la ruelle « Linette » quand tout à coup vint à passerunvieillard à barbe blanche mais au regard vif encore :

La croix de la Heid des Bioleux – Photo R. Bertrand

– Monsieur, dit-il, ce crucifix vous intéresse
– Mais oui, ces croix dont le Condroz adorne les carrefours remuent toujours ma pensée…
-Pourquoi?
– Parce qu’elles évoquent souvent des souvenirs, des légendes…
– Vous avez raison ! Ainsi ce modeste christ rappelle une aventure lointaine dont je fus un des héros…
-Laquelle ? – Je n’ai pas le loisir, hélas, de vous la raconter aujourd’hui mais ce que je puis vous affirmer, c’est qu’il a été rapporté par moi, de la rue Féronstrée, dans ma hotte de messager..
-Il y a longtemps ?
-Il y a… soixante ans. Et savez-vous ce qu’il m’a dit plusieurs fois en cours de route ?
– Cette fois je doute…
– Voulez-vous le savoir ? Il m’a dit que pour ce fait je resterais le dernier dans ces parages.
Sur ce, les interlocuteurs se séparèrent suivant chacun leurs pensées…
Me croirez-vous ? Cette prédiction s’est réalisée. Quand Hubert Bovy mourut, il avait nonante-six ans et toutes les personnes de sa génération – fixées à Bioleux – dormaient leur dernier sommeil dans la terre ancestrale…