Ghislaine Rome-Souris – mai 2007
Né à Neuville le 18 août 1884, il y décède le 24 avril 1969, victime d’une thrombose. Il passe toute sa vie dans son cher village. Il est bien connu comme agent de change, mais surtout comme bourgmestre et en tant qu’homme. Ces trois aspects de sa vie s’imbriquent l’un dans l’autre.
D’origine modeste, il a une vie un peu exceptionnelle. Après son école primaire, il travaille dans une fonderie de Cockerill et fréquente les cours du soir à l’école industrielle de Seraing. Il est le patriarche de la famille.
Nous habitons tous la maison familiale achetée par mon grand-père, dans les années 1920, au baron de Tornaco. Située sur la route Liège-Marche, c’est une maison ancienne. Elle figure déjà sur une carte datant de 1712. Elle est bâtie en gros moellons bruns chocolat, percée de cinq fenêtres entourées de pierres de taille à l’étage. Au rez-de-chaussée, elles encadrent deux à deux la grosse porte d’entrée. Elle ne manque pas d’allure mais paraît un peu sévère. Les maisons de cette époque, reconnaissables à leur architecture toute simple, se caractérisent aussi par leurs pierres brunes extraites d’une petite carrière locale. Constructions typiques de l’époque dans le Condroz liégeois, elles donnent une impression de solidité mais pas
de luxe. L’arrière orienté plein sud s’ouvre sur un grand potager planté de fleurs et de légumes, entourés de buis. Il ressemble au jardin de notre curé, l’abbé Meulders, notre voisin. Un vaste verger complète la propriété avec une diversité d’arbres fruitiers et d’ornement, tilleul, sorbier, frêne pleureur et peuplier plantés vraisemblablement par le pépiniériste du château de Tornaco qui habitait précédemment cette maison. Mon grand-père est fier de sa demeure où il a habité jusqu’à sa mort.
Le travail à la fonderie lui apporte peu de satisfactions. Autodidacte il se lance dans le monde de la finance; il devient agent de change. C’est un homme intelligent et de contacts. Il a du flair en bourse et il est très diplomate. Il faut dire aussi que cette profession est beaucoup plus simple et facile qu’aujourd’hui et les Neuvillois lui font confiance. Sa clairvoyance et son bon sens terrien, l’expérience acquise au cours des années, ses relations cordiales avec le notaire, l’instituteur, le curé sans oublier le médecin le transforment en homme sage qu’on vient consulter, parfois de loin dans le Condroz.
Il travaille aussi avec la banque de Schaetzen de Liège où il se rend volontiers pour ses clients. Toutefois il n’est ni gestionnaire de fortunes ni employé de banque; il travaille en indépendant. Je me souviens des « cours de clôture du marché à terme communiqués par la Bourse de Bruxelles» à la radio qu’il écoute très attentivement: Cofinindus, Electrorail, Géomines, Pétrofina, …Il est conseiller de Louis Pire, directeur à Cockerill-Ougrée. Edmond Rome vient tous les jours consulter « l’Echo de la Bourse » et s’entretenir longuement avec mon grand père. Bien d’autres personnes sont assidues dans son bureau et les conversations vont bon train.
Le 24 avril 1921, Jean Gony entre au Conseil Communal et le 8 août de la même année il est nommé bourgmestre de Neuville. Notre commune compte alors quelques 600 habitants. C’est sous son mandat que sont notamment installés l’éclairage public vers 1923 et les conduites d’eau alimentaire. La distribution d’eau aux familles sera réalisée après la guerre 40-45. Un extrait d’archives note aussi que sont entrepris des travaux de voirie importants comme la réfection et l’élargissement des rues du Hock et du Village. En 1922, le Conseil Communal doit débattre de l’installation du monument aux morts de la guerre 14-18. L’emplacement actuel sur la place de l’église est choisi plutôt que devant la maison communale, devenue l’école maternelle.
Je suis née juste avant la guerre, mes souvenirs ne remontent pas jusque là. Aussi j’ai interrogé plusieurs Neuvillois et Neuvilloises, des aînés pour en connaître un peu plus. Tous ont répondu dans le même sens: « Sa fonction de bourgmestre lui tient fort à cœur». Il considère la gestion communale comme une affaire de famille. Il s’intéresse à tous ses administrés pas très nombreux, il est vrai. Il connaît tout le monde. Il fait son tour dans les rues du village veillant à ce que rien ne traîne: pas de papiers, pas de gravats lors de constructions.
Il a une complicité et beaucoup de patience avec le garde-champêtre Camille Pirotte à qui il recommande d’être sobre particulièrement le 15 août le jour de la procession car il doit la précéder et régler la circulation. Bien avant la guerre il est un des rares propriétaires de voiture. Je me souviens qu’elle est rectangulaire, avec quatre portières, des marchepieds, et une « flèche » comme il dit, pour indiquer la direction. (Voir la photo) Elle ne sert pas seulement pour sa famille mais il n’hésite pas à conduire l’une ou l’autre personne chez le docteur Jacob à La Brassine ou à l’hôpital d’Ougrée par exemple.
Jean Gony est un des rares bourgmestres qui soit resté en fonction avant, pendant et après la guerre 40-45. Le premier jour des hostilités, le 10 mai 1940, pratiquement tous les habitants ont «évacué », ils ont quitté leur village pour fuir devant l’envahisseur. Quelques uns restent à Neuville dont le bourgmestre et le curé. Monsieur Gony a le souci de surveiller et de garder les habitations et les biens des Neuvillois. Il faut aussi éviter les vols et les actes de vandalisme. Plus tard, quand le village est envahi par la Wehrmacht, il recommande aux habitants de respecter, contre leur gré, les lois de l’envahisseur pour éviter les représailles. Les soldats et officiers allemands sont généralement corrects avec les habitants et le mayeur visite régulièrement les maisons où restent des épouses, des personnes âgées et des enfants pour s’assurer que les Allemands ne leur causent pas de préjudice. Il veille toujours à ce que la population soit suffisamment ravitaillée. Il a des contacts réguliers avec les officiers de la Kommandatur qui ont réquisitionné la maison du notaire Wathelet. Il sait défendre auprès d’eux la cause de « ses administrés ». Il a pu éviter certaines déportations de personnes en les faisant quitter le village à temps, …
Mon parrain fait aussi de la résistance. Un jour, je lui demande:
« Pourquoi gardes-tu une statue de saint Antoine sur le gros coffre-fort en fonte du bureau? »
Il me répond très sévèrement:
« Ne parle plus jamais de cela à personne! »
« Pourquoi? »
« C’est mon affaire! »
Et tirant une grosse bouffée de son cigare Taf, il sort, mains derrière le dos pour faire le tour du verger. Mystère? Non. Il fait partie du groupe Antoine, mais sa famille l’ignore, à juste raison.
Au début septembre 1944, l’armée allemande en déroute fuit devant les Alliés. Certains groupes de résistants cherchent à les contrecarrer en abattant des officiers allemands. Mais ceux-ci se vengent en tuant des hommes et en incendiant les maisons. C’est ce qui est arrivé à Hody et à Nandrin. Pour éviter pareil drame à Neuville, mon parrain va à la ferme du Tronleu où il sait trouver les résistants et leur recommande « de rester dans leur trou ».
Le bourgmestre réunit le conseil communal pour la première fois depuis 4 ans le 5 décembre 1944. «Aujourd’hui, dit-il, nous parlons en hommes libres. Je remercie chaleureusement les armées alliées qui ont libéré notre commune. … Malheureusement la guerre continue ». (Voir la copie du compte rendu du conseil reprenant son discours) Après c’est le temps des robots, puis l’offensive von Rundstedt, et le retour des prisonniers. Sur la photo on voit le mayeur heureux parmi les prisonniers et leurs familles lors d’une manifestation patriotique: la fête des prisonniers.
Les personnes que j’ai rencontrées m’ont aussi raconté quelques traits amusants de son caractère et de ses habitudes. Après la messe, le dimanche, il va au café de la place, chez Goffart, jouer au billard. Dans la grange de chez Daper on joue aux quilles et un gamin qui les redresse reçoit un jour une boule dans la figure. C’est mon grand-père qui le conduit chez le médecin. Sa distraction favorite c’est de jouer aux cartes, le plus souvent chez Donnay juste en face de chez nous. Les « trim’ leûs » (joueurs de cartes) se retrouvent aussi chez Hubert Fouarge , sur la grand-route ou chez Alice Renard, au Ponçay, rue du Hock.
Notre voisine Angèle Donnay est parfois contrainte de préparer un repas pour des officiers allemands. Cela déplait fort à sa fille Jenny qui ne se prive pas de le dire à un point tel qu’un officier allemand écrit une lettre de remontrances à ses parents afin que leur fille ne se permette plus de tenir envers eux des propos désobligeants, et cela en un français impeccable. Manifester ainsi son patriotisme est un geste bien téméraire pour une jeune fille de …vingt ans. Jenny Fraiture possède toujours ce document mais je n’en ai pas de copie.
La guerre terminée, ma sœur et moi voyons parfois défiler dans son bureau le garde champêtre, le secrétaire communal, le notaire, l’instituteur, ses clients, les gens de toutes conditions où il traite avec bon sens tantôt les affaires communales tantôt celles de ses clients. Le garde champêtre Camille lui apporte dans la cuisine le courrier de la commune suivi du facteur avec son courrier personnel. C’est l’occasion de s’attabler devant « ine pitite gote èt ine jate di cafè » (une petite goutte et une tasse de café).
Les travaux et les jours s’écoulent dans le village redevenu si paisible. Quoique !! Un soir d’automne, entre dans le bureau un homme, dont je tais le nom, braconnier à ses heures qui lui déclare sans ambages:
-«Mayeûr, dji vins dè touwer in-homme » (Mayeur, je viens de tuer un homme)
-«Mon Diu, mi p’ti fi, kimmin avez-v’ fêt çoula ? » (Mon Dieu, mon petit-fils,
[intraduisible] comment avez-vous fait cela ?)
Effrayée, je disparais sous le grand bureau où je termine mes devoirs et je ne perds pas un mot de la conversation qui s’ensuit. Cet homme encore jeune et impulsif, après une altercation musclée avec un garde forestier l’a tué accidentellement. Mon grand-père ne sait qu’en faire. Il n’y a pas de prison à Neuville. Ma grand-mère consultée reste pensive un long moment et finit par suggérer de l’enfermer à la morgue du cimetière pour la nuit.
Après de nombreuses années de mayorat, le conseil communal nous fait part de son intention de le fêter et de lui offrir un cadeau. Je ne sais plus comment la famille et le conseil communal finissent par choisir un portrait de lui avec son écharpe mayorale. Nous n’en avons pas une seule! Mais pas question de le faire poser pour créer la surprise. Une amie de la famille, l’artiste peintre Noëlle Verheggen, nous suggère:
« Faites le photographier et je peindrai d’après photo en l’agrandissant »
Bon. Mais persuader le mayeur d’aller chez le photographe avec son costume sombre, sa chemise blanche empesée et sa ceinture tricolore ne lui plaît pas du tout:
« Ce n’est pas nécessaire, je ne vois pas pourquoi il vous faut un portrait officiel »
Et pour mettre un terme à tous les discours qu’on lui tient il se défend, en wallon:
« V’s avez sûremint l’idêye qui dj’ va mori, po-z-avou m’ pôrtrêt insi !» (Vous avez sûrement l’idée que je vais mourir pour avoir mon portrait ainsi !)
Mais habillé comme pour célébrer un mariage, il finit par se rendre chez le photographe Goossens à Liège. (Photo p. 1670)
Prévenu en dernière minute le mayeur, mi figue, mi raisin s’en va préparer un discours de circonstance avec son ami l’instituteur, Joseph Filée père. Les préliminaires se passent évidemment dans le bureau et, curieuse, je m’y installe comme une petite souris sans les interrompre. Parrain lit ce qu’il a rédigé. Il donne ses idées mais n’arrive pas toujours à les exprimer comme il sied à un bourgmestre. Et merveille de tact, de compétence, de patience, l’ami instit’ lui dit:
« Mayeûr, dji n’ direûs nin çoula insi, nos-alans scrire ...» (Mayeur, je ne dirais pas cela ainsi, nous allons écrire …)
et cela révèle bien l’estime, la confiance et l’amitié qui lie les deux hommes.
Voici le jour de la fête, toute la famille et de très nombreuses personnes se rendent à la maison communale ou plutôt à la salle communale située à l’étage de l’école. Mon grand-père, très ému, apparaît à la fenêtre où flotte le drapeau, pour lire son discours à tous ceux qui se sont groupés dans la cour de l’école. Applaudissements enthousiastes!!
A la surprise générale, le mayeur enfin détendu laisse éclater sa joie et invite tout le monde à venir le samedi suivant manger un morceau de tarte et boire à sa santé à la maison!
Mon grand père sert sa commune pendant près de 50 ans dont 38 ans comme bourgmestre. Quand il meurt, il vient de se retirer du conseil communal depuis quatre mois seulement.
Rien ne rappelle son nom dans son cher village. L’a-t-on déjà oublié? Personnellement je le regrette et je ne suis pas la seule. J’aurais aimé que l’appellation « vî mayeûr » soit mentionnée à un endroit, une rue ou un local de la commune non par vanité mais pour garder la mémoire d’un homme bon, honnête et généreux. Il a en plus cette intelligence si personnelle que lui donne la vie.
Je tiens à remercier vivement toutes les personnes qui ont bien voulu m’apporter leurs témoignages sur la vie de mon grand-père: entretiens, photos, documents d’archives, cartes géographiques Cela m’a beaucoup touchée, intéressée, aidée. Par crainte d’en oublier je ne les citerai pas nommément mais je suis sûre qu’elles se reconnaîtront.