Un siècle d’histoire anecdotique de la Neuville-en-Condroz de 1840 à 1940.
Passé le pont, toujours à main droite, les voyageurs peuvent trouver une auberge et un relais des postes. Pourquoi là plutôt que sur la Pavée? Sans doute parce qu’on y a trouvé l’espace nécessaire à la construction des bâtiments indispensables telles des chambres pour les voyageurs et leur équipage, une grange pour les voitures, cabriolet ou calèche et une écurie pour les chevaux. Ici c’est un grand corps de logis pour les hôtes de marque, flanqué d’une auberge pour les cochers ou les messagers; tout à côté, on trouve l’écurie et enfin la grange capable d’abriter une malle-poste ainsi que le foin et l’avoine pour les chevaux.(40)
…Ici c’est un grand corps de logis pour les hôtes de marque…
Cinq cents mètres plus haut se trouve l’hôtel « A l’Anneau d’Or« , auberge plus modeste avec quelques chambres et une écurie; on peut encore voir dans le chambranle des portes de l’étage les trous au travers desquels passaient les ficelles reliées à une sonnette dans la chambre et qui aboutissaient à la cuisine; de là, l’hôtelier pouvait ainsi, sans se déplacer, réveiller ses clients à l’heure demandée, un téléphone intérieur quoi!.
De suite après le pont mais sur la gauche cette fois, en face du relais, cette grosse maison recouverte d’une vigne vierge, nous trouvons quelques maisons et une petite ferme, c’est chez les Marchand, propriétaires du taureau de la carte vue.
A coté des étables se trouve la remise aux chars; là, le dimanche après-midi et selon le plaisir de la majorité du public, on retire le char du milieu pour découvrir une aire de terre battue. C’est là qu’on joue au bouchon : à cinq pas des joueurs, on place un bon gros bouchon de bois ou de liège sur lequel chacun dépose son quart de fr. Le gagnant est celui qui ayant chassé le bouchon au loin a placé sa plaque (une rondelle de fer) le plus près possible des pièces renversées , puis on relève le bouchon on y replace les pièces non gagnées et on ajoute une nouvelle mise. On peut aussi jouer aux quilles (li d’jeu d’beyes) et comme l’endroit est couvert, un orage n’interrompt pas la partie même si les femmes se sauvent pour aller allumer un cierge.
Cette famille Marchand formait, à elle seule, la moitié de la chorale paroissiale qui chantait au jubé la grand’messe du dimanche, mais aussi les vêpres en plus du salut du mois de mai et du rosaire du mois d’octobre, sans oublier les rogations et autres processions.
Mais il y a aussi Drien qui chante aux grandes fêtes et Oscar, le fermier du Gros-Chêne: celui-ci avait tâté du séminaire et connaissant le latin,il chantait de sa belle voix de basse tous les répons des vêpres par coeur en alternance avec Monsieur le Curé.(41)
A propos de cette chorale je dois vous dire que le soufflet de l’orgue est actionné par deux grosses pédales en bois placées derrière l’instrument. Pour avoir parfois une pièce de monnaie de Monsieur le Curé, les plus grands garçons peuvent monter au jubé pour actionner ces pédales parce qu’il faut être assez lourd! Là un petit contre-poids en plomb indique au souffleur la réserve d’air de l’instrument qui peut durer quelques minutes selon le nombre de jeux tirés par l’organiste; on peut dès-lors, souffler un peu (c’est le cas de le dire), et éventuellement jeter un coup d’oeil dans l’église. Mais méfiez-vous car un bel accord en fa majeur peut se transformer en un curieux essoufflement sans nom de l’instrument qui enlève à son auteur tout espoir de gratification, si ce n’est une sévère réprimande immédiate de la part de l’organiste!
Mais je bavarde et me voilà parti bien loin de ma promenade. Tout à côté de chez Marchand, c’est chez Léon, un des rares bourgmestres d’Ehein, sa soeur Marie tient une petite épicerie et est dépositaire des liqueurs Bihet.
Après le verger et face à l’Anneau d’or, le garagiste Louis occupe la maison en moellons bruns; c’est le chauffeur du château de chez Braconnier (actuellement rasé). Il a monté un petit atelier de réparations sur un terrain appelé
« La Terre des Pauvres« .
Avant lui, Célestin y avait tenu une boulangerie. Au bout du jardin de cette maison, vers le sud, se trouve le « Vivier Henrard« , sorte d’étang vaseux longé par le ruisseau de la haie des Moges où on entend, comme je l’ai déjà dit, je crois, le coassement des grenouilles annonciateur de la pluie ou de l’orage; c’est aussi le refuge de toutes sortes de canards et d’un couple de hérons.
En face de cette terre, un pâté de maisons derrière lesquelles se trouve une pompe où les voisins peuvent venir chercher leur eau potable .
Et nous arrivons ainsi aux dernières maisons d’Ehein (Photo 80). Voici une grosse bâtisse occupée d’abord par Monsieur Crousse notaire à Liège et par la suite par la famille Jamoulle dont le père est directeur du moulin de Villencourt. De l’autre côté de la route, juste en face de la porte d’entrée qui est, je le rappelle, sur la limite des deux communes,s’amorce un sentier fermé par un tourniquet. Entre une haie vive et une clôture de fils d’arcal, ce sentier descend vers le ruisseau, l’enjambe grâce à un petit pont de rondins et remonte vers la Costerie et le Tronleu en longeant le bois.
Enfin, précédant la belle maison de Monsieur Mille, dernier bourgmestre d’Ehein, deux petites maisons: l’une est celle de Benjamin, notre facteur et apiculteur à ses moments de loisirs.
Un mot sur Ehein : c’est une commune sans histoire si l’on peut dire, tout au moins sur le plan politique. Depuis des générations on n’y vote plus; le bourgmestre est,
dirons-nous, un volontaire qui a des peines à se trouver deux échevins. De plus la moitié de la population se trouve à l’autre bout de la commune, sur la rive droite de la Meuse, les deux communautés étant séparées par le bois d’Engihoul. De plus on n’y trouve ni école, ni église, ni cimetière ce qui fait dire des habitants d’Ehein qu’ils naissent intelligents et immortels! De plus les gens d’Ehein-haut sont des Neuvillois d’adoption alors que leurs concitoyens d’Ehein-bas se confondent avec les administrés de Hermalle-sous-Huy.(42)(43).
Enfin c’est la « gare » du vicinal….un abri en planches ouvert à tous les vents, avec un banc pour les voyageurs et un dédoublement des rails avec 2 aiguillages permettant le croisement de deux trams ou le chargement des marchandises. C’est ici notamment que les fermiers chargent les wagons de leurs betteraves sucrières.(44).
A ce propos, il faut que je vous raconte un accident : lors d’une récolte de betteraves, un attelage composé de six forts chevaux tiraient deux chars en sortant du Bida et viraient vers Ehein. Le dernier char sur lequel se trouve le serre-frein (l’homme responsable du frein) est encore engagé sur les rails quand arrive le tram sifflant désespérément. Quel choc, mes aïeux! La locomotive a pris le char de plein fouet et l’a traîné sur plusieurs mètres, le serre-frein et les betteraves ont volé en l’air et se sont retrouvés dans la vitrine de la boucherie en face. Heureusement il n’y a que deux blessés légers: le varlet bien entendu et le conducteur de la locomotive qui était enseveli sous les betteraves entassées dans sa cabine, bref, plus de peur que de mal.