ROGNAC : historique.

Par R. Dubois, Conservteur – Extrait de « Réserves naturelles » Octobre 1979

Pour saisir le caractère particulier de la Réserve de Rognac, il est nécessaire de replacer cette propriété de superficie modeste -13 hectares environ -dans son écosystème original: le massif forestier de la Grande Vecquée, reliquat liégeois de l’immense forêt des Ardennes qui couvrait, à l’aube de l’Histoire, tout le sud de la Belgique

Lorsque la forêt des Ardennes fut morcelée par les défrichements, la Grande Vecquée demeura durant des siècles une entité qui, à cheval sur l’éperon des collines qui se glissent entre la Meuse et l’Ourthe, représentait plusieurs milliers d’hectares, peuplée de vastes et claires chênaies qui demeurent aujourd’hui encore l’élément principal du boisement naturel du Condroz liégeois. Le Hêtre, quelquefois isolé, se réfu­gie volontiers en petits groupes dans les vallées des affluents des deux cours d’eau précités.

Assez rapidement, la Grande Vecquée fut répartie en trois propriétés dont les destins allaient être très différents les uns des autres

Il y eut la « Vecqué » proprement dite qui tient son nom du Prince-Evêque de Liège. Mais ce hau­t dignitaire de l’Eglise dut se résoudre rapidement à composer avec les habitants de Seraing. Quant au bois ­de l’Abbaye, ils dépendaient du monastère du Val Saint-Lambert, tandis que la forêt de Neuville eut successivement pour propriétaires les de Marteau, les de ­Warnant, les de Tornaco.

La Vecquée se situait à l’est du massif, « l’Abbaye au nord, « La Neuville » au sud-ouest. Coïncidence ? Chaque propriété avait approximativement une super­ficie de 800 hectares.

Des ruisseaux à caractère torrentiel, venus des plateaux champêtres du Condroz, sillonnent de creux profonds Vecquée et Neuville pour se rejoindre à la limite des trois propriétés et devenir cours d’eau uni­que à travers les bois de l’Abbaye avant de se jeter en Meuse. Ces ruisseaux furent de toute évidence choisis comme frontières naturelles lors des partages primitifs.

Dès 1850, la forêt de Neuville paraît être favorisée; des dieux. En effet, depuis des décades, elle n’a plus subi de coupes et les seigneurs du lieu semblent préoccupés davantage de fêtes qu’agrémentent quelques ­chasses que d’exploitation forestière à quelque degré que ce soit. Cette situation durera jusqu’en 1945. ­

Le domaine est alors à l’abandon. Le dernier baron de Tornaco (branche Neuville), célibataire, s’est éteint en 1943. Très rapidement, la forêt de Neuville est morcelée en propriétés diverses. Le massacre commence. Dix mille Chênes sont très rapidement ache­minés vers les entrepôts des scieries et des espaces désolés, nus, s’étalent là où existaient peu de temps plus tôt la jungle, la vie.

Une propriété seule échappe à l’exploitation: Rognac. Située à l’extrême pointe avancée de la forêt ­sur le val du ruisseau de Neuville, elle demeure l’unique relique de ce qui fut une jungle du nord.

Des Chênes nombreux couvrent les coteaux et le plateau ouest; des Hêtres imposants se sont créés de vastes salles forestières où règnent le silence et l’om­bre de leur souveraineté. Des arbres atteints par l’âge se sont effondrés, créant de larges clairières de lumière, qui se peuplent aussitôt du fourré dense des Bouleaux. Le cycle recommence.

Le Castor a disparu vers 1860 (Comte de Cuyper, 1953 ), probablement après les travaux du moulin en Neuville et à la suite de l’exploitation intensive menée par les charbonniers et bûcherons en bois de l’Abbaye et de la Vecquée, pour répondre aux exigences de l’industrie naissante de la vallée mosane.

Quoi qu’il en soit, cette disparition a pour consé­quence l’invasion du val par les Saules, Aulnes, Peu­pliers, Frênes. Il est obscur, la lumière y parvient avec peine. Mais l’eau est pure, vive, glissant sur des lits de cailloux ou bondissant de roc en rocher, elle offre refuge à la Truite, aux Ecrevisses…

En 1950, le propriétaire, M. Michiels de Malines, tente de créer un étang en barrant le cours d’eau. Il le fait avec faste, pourrions-nous dire: barrage de béton armé, rails de soutènement, sous-barrage en chêne spécialement traité. ..Un soir d’orage, le ruis­seaux devient fleuve, les flots impétueux se heurtent à l’ceuvre de l’homme, s’acharnent et, durant la nuit, tout cède brutalement. Un flot immense balaye la val­lée, noie Villencourt et nourrit le lendemain les échos de la presse.

En 1960, le Dr Tilmant devient propriétaire de Rognac. Brillant radiologue habitué à la vie pétillante de la ville, membre du club nautique liégeois, il éprouve, après une longue carrière, un besoin pro­fond de reprendre contact avec la nature, sa solitude apparente sous laquelle la vie s’épanouit.

Durant seize années, il va façonner lentement mais sûrement le domaine. Le solitaire de Rognac est un sage. Il ne conçoit rien sans tenir compte des évidences qu’imposent le flux et le reflux de la vie à l’état libre. Il ne commettra pas les erreurs de son prédécesseur.

L’étang, qu’il reconstitue, est façonné selon des impé­ratifs dont la vanité humaine est bannie.

Mais cette société humaine justement est en pleine transformation. Dès 1950 s’annonce timidement la prochaine ruée des citadins vers la campagne. Tous les sentiments se mêlent en cet exode, depuis le besoin profond du retour aux sources jusqu’à cette formule vaniteuse de la seconde résidence super-chic.

Neuville, commune rurale, simple, équilibrée, va lotir sans discernement, imitant en cela la plupart des autres entités communales.

Les terrains lotis sont profondément drainés d’une part, la forêt qui disparaît et les eaux usées déversées sans complexe dans les ruisseaux d’autre part provo­quent de graves perturbations dans les nappes phréa­tiques, le ruissellement…

Le ruisseau de Neuville, comme tous les cours d’eau du Condroz liégeois, se pollue de plus en plus rapi­dement.

L’Eden que le Dr Tilmant a su créer au sein de ce cadre unique qu’est Rognac est petit à petit envahi par cette lèpre. Les eaux où pullulent Perches, Bro­chets, Truites et qui sont devenues havre et provende pour d’innombrables oiseaux aquatiques atteignent le seuil de non-retour. Et un jour de 1975, c’est le dé­sastre : des milliers de poissons morts flottent sur l’étang; le courant charrie sans arrêt toutes épaves de l’urbanisation des campagnes.

Par ailleurs, les prés et les landes qui à l’est joignent le domaine et dépendent de Neupré disparaissent sous les constructions et les pelouses

1976. -Le docteur Tilmant prend contact avec les Réserves Naturelles et Ornithologiques de Belgique. Il ne veut pas que ce joyau naturel qu’il a pu préserver de toute destruction jusqu’alors puisse être menacé à brève échéance par l’indifférence ou l’appétit de lucre des hommes.

Rognac est consacré Réserve naturelle par contrat.

1977. -Suite à un accord particulier, Action­ Environnement en Entre-Meuse-et-Ourthe représen­tera dorénavant les R. N. O. B. sur le territoire com­pris entre la Meuse et l’Ourthe, son terrain d’activité par excellence et plus particulièrement quant aux communes de Seraing, Neupré et Flémalle.

Rognac étant à cheval sur les communes de Neupré et de Flémalle se trouve de ce fait on ne peur mieux repris dans la zone d’activité immédiate de cette association régionale.

1978. -La gestion de Rognac est remise à ce groupe de travail. Un plan général d’intervention mis au point, soumis à la Direction des R. N. O. B. et approuvé par celle-ci.

Mars 1978 – Il neige. Une sorte de grésil très fin qui fouette les visages. La forêt est nue. Les cognées s’abattent, les premiers Aulnes s’effondrent.

Octobre 1978 – La vallée est dégagée. La lumière entre à profusion. Terre à sources, Rognac livre au cours d’eau principal quelques douze ruisselets qui s’attardent maintenant en des étangs peu profonds certes mais d’une eau si pure que, par la grâce du soleil, la vie y vient spontanément.

Mais il faut mentionner la dure bataille administrative que nous dûmes livrer. Si nos contacts avec l’administration communale de Flémalle devaient aboutir rapidement à la création d’une zone-tampon de près de 1000 mètres sur toute la lisière ouest de la réserve, il n’en fut pas de même avec Neupré. Nous dûmes déposer plainte et des heurts parfois violents nous opposèrent à cette administration, dont les lotissements ont éliminé toute zone-tampon à l’est et au sud et qui menacent le nord. Il était même question d’installer l’épurateur de l’AIDE dans la réserve sous menace d’expropriation. Puis le ton a changé et comme par miracle, en juillet, les eaux du ruisseau s’apurèrent… Mais ceci est une autre histoire.

Notre grande joie fut en la journée du 5 août 1978. Ce jour-là, les Martins-Pêcheurs s’installèrent dans la vallée. D’où venaient-ils ? Ils étaient là ! Splendides flèches saphirs, leurs cris nets, percutants, vifs, répétés en cascade suscitaient mille échos dans la vallée.

Zone humide, confinée dans un vallon fortement boisé, Rognac doucement s’épanouit.

Les Colverts se font de plus en plus nombreux, les Hérons de plus en plus fréquents.

Demain, par l’harmonie de notre entente et de notre volonté commune, par la patience de nos efforts continus, par la grâce d’une Nature respectée, Rognac sera peut-être un exemple à suivre.