1359. Extrait de « L’écrin des souvenirs » – Renaud STRIVAY – 1922 – Seraing

Les chevaux de bois.

…Puis, c’était la fameuse semaine préludant à la fête locale.

Dès qu’Auguste et son carrousel descendait la route des pierrières, c’était la désertion de l’école et les longues stations sur la place où s’agitaient, manches troussées, les « baraquiers ». Oh ! Les heures passées alors, à la base du Thier, près de la ferme Nicolay, comment pourrais-je les oublier?

Depuis l’instant où, à coups de pic, la terre s’ouvrait pour recevoir le pivot des « chevaux de bois » jusqu’au moment où dans ta poussière, nous recherchions les pièces de monnaie perdues, nous prêtions main-forte – et avec quel zèle -aux forains affairés.

Auguste était le plus brave homme du monde. Quand l’orgue se taisait et que le carrousel ralentissait sa révolution harmonieuse, nous sautions, sans bourse délier, sur les coursiers aux couleurs fanées, et, dans le scintillement des clartés polychromes, nous nous prélassions parfois, à quatre sur le même cheval, comme les chevaliers Aymon, de la légende wallonne.

Tout le monde riait aux éclats en voyant notre chevauchée radieuse et nous, plus fiers que les conquérants ou les paladins d’autrefois, nous évoquions les montures célèbres dont nous connaissions les exploits par la lecture des images d’Epinal : Bucéphale, Bayard, Veillantif, Tachebrun…

Oh! les instants délicieux passés ainsi, allègrement, tandis que la fête battait son plein et que nos mères, rangées en cercle dans la pénombre, nous admiraient orgueilleusement.

Parfois nous « faisions raws » coup sur coup! et c’était aussitôt des rivalités profondes, mais toujours cordiales ! Les cris de joie, les appels, les exclamations de triomphe fusaient sous le plafond de toile du « manège » et le vent qui passait à travers haies et vergers, portait jusqu’aux confins boisés, l’écho de nos enthousiasmes et de nos voluptés.

Ah! le bon temps qui s’écoulait dans le moulin de mon grand père! a dit Edouard Plouvier, en évoquant ses souvenirs d’enfance…

A mon tour, je chanterais volontiers: « Ah! le bon temps qui s’écoulait lorsque c’était fête au village !… »

Les chevaux de bois du galopant qui a appartenu à la famille Maguet. Mr et Mme Maguet ont terminé leur carrière de forain en gérant un petit carrousel qui était installé dans les près du château de Neuville et ensuite au carrefour du « Chemin Madame ». Nous en reparlerons…

Mon cœur s’est parfumé alors d’une joie dont je respire encore à l’heure présente les suaves effluves. C’est pourquoi en ces lignes. laudatives, j’en veux fixer le souvenir pour ceux qu’émeuvent les remembrances enfantines.

Ne croyez pas cependant qu’il n’y eut jamais que le carrousel d’Auguste pour nous égayer; il y avait aussi des balançoires, des tirs à la chandelle, des marteaux à sonnettes, des échoppes en plein vent et des éventaires nomades; mais c’étaient les chevaux de bois qui, sans trêve, faisaient nos délices, pendant toute une décade.

Anatole France a écrit quelque part ces lignes éloquentes, inspirées par les « tourniquets » des Champs Elysées.

« Du cercle mouvant des chevaux de bois jaillissent des cris de volupté qui percent le bruit de l’orgue et des trombones. Et, après quelques tours de la machine, ce ne sont que regards noyés, lèvres humides, têtes pâmées. Les jeunes femmes y prennent l’expression que la statuaire antique donne aux Bacchantes.

Et moins habiles à la volupté, les petits enfants raides et la joue empourprée, restent graves, en proie à un dieu inconnu. Grands et petits, ce qu’ils éprouvent, est vaguement délicieux.

Sur le cheval de bois, sur la montagne russe, sur l’escarpolette, ils sont remués, secoués, agités, tout leur être résonne; la circulation est activée; ils se sentent mieux vivre. Ils jouissent du jeu facile de leurs organes, ils soupirent, ils expirent; des caresses invisibles, des caresses intérieures les font tressaillir, ils sont heureux. Le cheval de bois durera autant que 1’humanité, parce qu’il répond à un instinct profond de l’enfance et de la jeunesse; ce désir de mouvement, ce besoin de vertige, cette secrète envie d’être emporté, bercé, ravi, qu’on éprouve aux heures enfantines et virginales. Plus tard, nous craignons que le moindre choc ne ranime en nous des souffrances engourdies; mais dans t’âge divin des chevaux de bois toute secousse éveille une volupté…»

Oh ! oui, je puis le dire en toute sincérité: je n’aurai plus jamais de joie semblable, si ce n’est celle que j’éprouve en ressuscitant -de temps à autre – par la magie du style, ces instants ineffables, dignes du règne béni des fées errantes et des enchanteurs les plus merveilleux.