LE SOLITAIRE DU TROU D’OSNY

Tout le monde I’appelait « le grand Pierre ». Il habitait aux marges de la Vecquée, non loin de l’emplacement où s’érigea plus tard le «château de poussière » et faisait des balais qu’il allait vendre tous les jeudis aux villages d’alentour. Il partait à l’aube, sa charge de « ramons » sur le dos, et rentrait presque toujours à la nuit tombante. Son ombre – telle une silhouette de Méphistophélès – rampait alors sur les sentiers du bois où elle effrayait souvent les passants attardés.

Pierre habitait une misérable cabane qu’il avait construite lui-même avec des pierres cueillies dans les ruisseaux, de l’argile enlevée au fond de Stappes et du bois dérobé aux « coupes » de la forêt.

Un soir, alors qu’il dormait d’un sommeil profond, untison enflammé mit le feu à ses hardes posées sur un escabeau et en quelques instants, sous ses yeux terrifiés, l’incendie détruisit complètement sa demeure solitaire.

Il ne la reconstruisit pas. Tel un halluciné, il s’enfuit dans les « gonhires » et jura d’y vivre le reste de ses jours.

Pierre Osny, m’a raconté un vieillard, était un grand homme maigre, dur et taciturne: ses cheveux hirsutes sortaient en, boucles blanches d’un vieux chapeau de feutre; son visage anguleux, fortement boucané, était barré d’une moustache épaisse et sous ses sourcils broussailleux brillaient des yeux de chat sauvage.

On ne le vit jamais qu’avec un pantalon de velours brun très élimé et un grande blouse bleue ceinturée de cuir.

A la façon des troglodytes des premiers âges du monde, il chercha longtemps un refuge dans les broussailles. Finalement, il découvrit au flanc d’un rocher de grès une petite grotte qu’il n’eut pas de peine à approfondir. je l’ai visitée naguère. Son ouverture regarde le couchant et sa base est arrosée par le « Ri Chèra » ruisseau baignant l’orée du bois de la Neuville et galopant vers la Meuse dont on aperçoit de là, dans une vapeur violette, un coin de la vallée. Elle a environ six mètres de profondeur et possède cinq marches taillées intentionnellement pour descendre au tréfonds de sa galerie de droite.

L’endroit où elle est située est enchanteur aux heures matinales, quand la rosée couvre les herbes de ses perles fines mais lorsque le soleil descend, derrière les hauteurs de Flémalle, il devient véritablement tragique. L’angoisse étreint le cœur de ceux qui s’y aventurent en ces instants où des lueurs sanglantes pendent à toutes les branches et où pleure en sourdine le vent des solitudes.

Séparé des hommes par l’enchevêtrement des verdures, vivant désormais seul avec les bêtes et les essences, Pierre se levait avec le soleil, cheminait aussitôt, l’oreille au guet, dans la lumière grandissante et tel les hommes des temps néolithiques, il se mettait en quête de quelque fruit ou de quelque gibier qu’il dépeçait avec une sorte de poignard qu’il tenait de ses ancêtres. Parfois, il allait mendier un chanteau de pain dans les hameaux éloignés, où les enfants le regardaient d’un air épouvanté. Toutes sortes de légendes y avaient précédé son arrivée ; aussi, quand on le voyait apparaître sur la route, le dos voûté et la main appuyée sur un rondin de chêne, chacun semblait se mettre sur la défensive. On le disait voleur, satyre, sorcier, et pourtant rien n’était plus faux. La nuit venue, Pierre rentrait dans sa retraite et, couché sur son lit de feuilles et de fougères, il ne tardait pas à s’endormir, la conscience en repos.

Il vécut ainsi trois ans vers l’époque où les moines du Val Saint-Lambert, chassés par les révolutionnaires français, quittèrent leur abbaye, s’enfuirent à travers bois et cachèrent, dit-on, un trésor dans l’excavation que, peu de temps après, devait choisir notre héros.

Certains racontèrent plus tard qu’en se fixant dans cet antre solitaire, Osny avait pour but de découvrir ce trésor que tant d’hommes, après lui, ont parait-il cherché patiemment. Nous ignorons ce qu’il y a de vrai dans ces récits, mais nous croyons plutôt que c’est dans une sorte d’accès de misanthropie que Pierre se décida à vivre loin des habitations confortables des « mazwirs. » Notre héros eut une fin tragique.

Un soir d’hiver, alors que la bise hurlait aux carrefours, Osny qui revenait des fonds de Rosière, harassé de fatigue et engourdi par le froid, alla se coucher sur la déclivité d’un four à chaux, dans lacampagne de Strivay. Il s’y endormit… Mais hélas lematin, les ouvriers, en venant à leur besogne, le trouvèrent asphyxié.

Depuis lors Pierre dort son éternel sommeil dans l’ancien cimetière de Plainevaux, où rien ne rappelle son souvenir. Des archéologues, cent et vingt ans après sa mort, viennent de visiter la grotte où il vécut quelques années, loin de la foule obsédante.

En déblayant cette caverne jusqu’au roc, ils n’ont mis au jour nul trésor, mais ils ont déterré un objet qui les a fort intrigués : un vieux poignard à moitié dévoré par la rouille. Ne serait-ce pas l’arme dont Pierre Osny se servait jadis au cœur mystérieux des frondaisons?