1233. La folle.

Extrait de « Les Horizons mauves »Renaud Strivay – Seraing 1921

Dessin Jean-Claude MARTENS -2003.

Quand elle fut arrivée à la « Fine Pierre », elle hausa l’épingle de son châle – le vent la mordant alors au cou furieusement –et, tout au souvenir de la journée d’angoisse qu’elle venait de passer à Esneux, au chevet de sa mère frappée subitement de paralysie, elle accéléra le pas.

La route détrempée par la pluie du crépuscule avait des luisances mornes et, le long des sapins de la heid rumorante, le croissant de la1une, versait sa clarté blanchâtre.

de percer le rideau des arbres…

Nerveuse et excitable de sa nature, surtout depuis qu’une fièvre puerpérale avait failli l’emporter; de plus, farouche et superstitieuse comme le sont encore les villageoises incultes et foncièrement attachées à leur coin de terre, elle ne s’aventurait jamais seule le soir, même dans les rues du village. C’est pourquoi, à cette heure où nous la voyons revenir de la vallée de l’Ourthe, attardée malgré elle par une foule de circonstances imprévues, elle courait pour ainsi dire entre les formes spectrales qui s’alignaient sans trêve sous ses yeux hagards, au bord de la grande route solitaire. Le moindre bruit troublant le silence, la mettait hors d’elle-même et glaçait le sang dans ses veines valétudinaires. Au moindre frôlis d’un insecte nocturne, au plus faible glissement d’une feuille détachée, au moins perceptible balancement de branche ou d’herbe haute, elle s’arrêtait la narine ouverte, les bras tendus comme des ailes et, dans le silence, jetait un son guttural traduisant une frayeur inconcevable.

Sans cesse, elle se retournait pour s’assurer que personne ne voulait attenter à sa vertu où à ses jours; sans cesse, elle tâchait, de percer le rideau des arbres pour apercevoir 1es vitres éc1airées les plus proches; mais comme un boa sans fin, la route s’étirait interminable et chacun de ses replis détruisait en elle une espérance mainte fois renouve1ée: celle d’avoir franchi la petite croix commémorative juchée en face du moulin de Plainevaux et qui marque le premier tournant d’où l’on peut regarder, frêle comme une illusion, le clocher du village.

Perdue en ses pensées, elle avançait, le corps fléchi, luttant contre le vent qui doublait ses assauts et creusait sa jupe avec désinvolture, quand, soudain, à vingt pas devant elle, elle vit une ombre mouvante s’allonger, à sa droite, sur la colline. Au même instant, tant sa panique fut grande, ses jambes flageolèrent comme si elles avaient été de coton, sa bouche se crispa et une sorte de déclic mystérieux lui donna la sensation brutale d’une décharge électrique.

«Son sang ne fit qu’un tour», comme on dit en Eburonie, et sa mémoire eut des évocations rapides comme celle d’un mourant. Successivement elle pensa au « petit muet de Limont », au « sot Marhâ» de Plainevaux, à la « vieille Nanane de Méry », à « Toine Raskin », personnages toujours errants dans l’orbe villageoise et que les gamins abreuvaient de lazzis sans nom, mais dont tout le monde redoutait la rencontre aux heures des ténèbres.

Le premier était, paraît-il, atteint d’érotomanie; le second prenait à la gorge ceux qui le regardaient de travers; le troisième lapidait volontiers les manants qui lui paraissaient suspects. Quant à Nanane, depuis la mort de l’enfant qu’elle avait eu d’un rôdeur, rencontré au hasard de ses « tournées », elle en voulait à tous les garçonnets en jupon.

Elle les éloignait du bout de son rondin de chêne, leur montrait en bavant son poing noueux et allait jusqu’à leur jeter la fange des ornières.

Son épouvante fut telle qu’en se voyant sans secours d’aucune sorte entre la

« pierre qui marche » de Hout-si-Plou1, le vieux moulin en ruines de Plainevaux, devenu un rendez-vous de spectres, et une silhouette méphistophélique de rustre attardé comme elle, elle perdit subitement la raison.

Echevelée, hagarde et les bras ouverts, telle une chauve-souris monstrueuse, elle sentit tout à coup vibrer de nouveau ses nerfs et se mit à galoper éperdument vers « Grand Zee », foulant les herbes, courbant les buissons, pataugeant dans les marécages et poussant de longs cris de chat dont on écrase la queue.

la « pierre qui marche » de Hout-si-Plou…(photo actuelle)

Le surlendemain, des bûcherons se rendant au travail la trouvèrent blottie dans un chemin creux aux confins de «Rosière ». Elle avait la jupe en lambeaux, le torse nu et le visage griffé férocement par les ronces. Ils s’en approchèrent, fortement intrigués et sachant qu’au village, tout le monde parlait de sa disparition, ils la ramenèrent, non sans efforts, à son mari et à son fils dont la consternation fut, comme on le conçoit, impossible à dépeindre.

Enfermée dans une chambre dont l’unique fenêtre fut clouée solidement, elle y resta durant quelques heures, farouchement affolée dans un coin; puis, à l’insu de tous, brisa une vitre, et s’enfuit par les toits. Dès lors, il ne se passa pas de jours sans qu’on dût visiter greniers, fenils, bûchers, meules pour la découvrir et, le croirait-on, la rumeur populaire ne manqua pas de lui attribuer tous les méfaits du voisinage ce dont profitèrent naturellement les malandrins avides de maléfices. Coïncidence malheureuse, en l’espace de huit jours, un enfant fut retrouvé noyé dans un puits, la vache du fossoyeur creva et le potager du presbytère fut saccagé. Tout fut mis à l’actif

de ses escapades furibondes. La malignité campagnarde n’eut jamais occasion plus propice d’enchaîner cent ignominies. Une famille était dans le malheur, il fallait, à tout prix, frapper à coups redoublés sur sa couronne d’épines.

Cependant, les autorités veillaient et finalement s’émurent: les mégères les plus redoutables, comme les matrones les plus débonnaires, réclamaient d’ailleurs sa collocation et les enfants, terrorisés par les récits des veillées, n’osaient plus s’aventurer aux confins des emblavures.

Ordre fut donné au garde-champêtre de l’arrêter sans retard et de la conduire dans un asile.

Chose étrange! Il la chercha pendant trois jours et ne put découvrir sa retraite.

Jamais le village ne fut tant aux abois: aussi ce mot de passe volait-il de bouche en bouche: « Avez-vous vu la folle? ».

La peur galopait au talon de chaque paysan, se levait et se couchait avec lui, le poursuivait jusque dans les brumes du sommeil. Les femmes n’osaient plus se rendre à la forêt pour ramasser du bois mort ou couper des fougères; les écoliers des hameaux la croyaient embusquée au tournant de chaque haie; les jeunes filles n’entraient plus dans leur lit sans avoir circulé, lampe en main, de la cave au grenier.

La folle était devenue pour tous une lancinante obsession, que dis-je une griffe toujours prête à s’appesantir sur les fronts et à serrer les tempes sans pitié.

Elle était partout et on ne la voyait nulle part: ce qui la rendait aussi redoutable que le loup de Gévaudan ou l’hydre de Lerne des légendes de jadis.

On la craignait le jour! On la redoutait la nuit!

Semblable à un vampire redoutable, ne pouvait-elle pas faire à tout instant une victime innocente. Un souffle haletant semblait agiter les hôtes du village comme le vent d’Ouest remue les arbres de la plaine et rien n’annonçait la fin de cette ère maudite.

Les âmes étaient tellement désemparées que certaines bigotes réclamèrent des messes, des neuvaines et des prières à Saint-Antoine de Padoue pour la voir cesser au plus tôt. « Quand donc, s’écriait-on, l’épouvante finira-t-elle de clouer au sol le promeneur paisible et le travailleur solitaire? ».

C’est pourquoi chacun désirant retrouver sa quiétude coutumière, tous les hommes valides résolurent unanimement d’organiser des battues dans les bois des environs.

Pendant une semaine, ils se dépensèrent en efforts superflus et l’on commençait à désespérer du succès de leur équipée, la folle ayant pu quitter la région ou se jeter dans l’eau d’Ourthe qui baise le pied des collines de «Beauregard »; mais, un jour, alors qu’on se disposait à reprendre le chemin des hameaux, un groupe de «traqueurs » se mit tout à coup à pousser des appels bruyants:

«La voici, la voici! Venez voir! Venez voir! ».

tous les hommes valides résolurent unanimement d’organiser des battues…

C’était elle, en effet: en courant dans des fourrés inextricables, elle s’était trébuchée dans des ronces et, tête en avant, était tombée entre les lèvres redoutables d’un «piège» à sanglier que dérobaient à moitié des genêts et des bruyères.

Le cep faisant office de garrot l’avait prise à la gorge et, malgré ses contorsions de couleuvre blessée, elle n’était pas parvenue à se dégager. Nul cri n’avait pu sortir de son gosier et, par deux écorchures profondes, son sang avait coulé, à flots, entre ses seins bronzés.

La mousse d’un fossé en était imbibée comme une éponge et une nuée de mouches, à ventre bleuâtre, bourdonnaient en tous sens autour de son corps exsangue.

Cette nouvelle fut accueillie au village avec mille soupirs de soulagement et, bien qu’au fond on eût pris part, depuis des jours et des jours aux angoisses des siens et que malgré tout on partageât à présent leur douleur, rien ne put contenir la vague de joie écumante qui battait au cœur de chaque habitant. Cette vague innombrable finit par rompre sa digue et les gamins – cet âge est toujours sans pitié comme au temps de La Fontaine – traduisirent sans honte l’allégresse générale en dansant des farandoles autour d’un feu de joie.

Le lendemain, tout le monde reprit avec sérénité sa tâche accoutumée et on eût dit qu’un vent nouveau soufflait sur la vallée: un vent qui semblait porter sur ses ailes un peu de mansuétude tardive et de vision pacifiante.

1 Selon les légendes de la contrée, cette pierre qui semble un mammouth assis au faîte de l’escarpement va boire toutes les nuits au fond de la vallée, puis remonte le flanc de la colline, aidée en cela par le génie de la montagne, qui la tient en laisse au moyen d’un fil invisible.