1437. Chnobo.

Ghislaine Rome-Souris

A la fin de l’hiver 1944-45, les dernières troupes américaines quittent levillage de Neuville. Ils y laissent leur mascotte, un petit chien pékinois brun roux,court sur pattes, la queue en panache. Les soldats l’appellent «Snowball».Prononcé à la neuvilloise, son nom devient « Chnobo» Il est recueilli par Madame Eloïse Looze, postière, qui habite rue du Village. Qui s’en souvient?

Snowball….Chnobo..

Il se promène sans crainte dans les rues quasi désertes. Très à l’aise, il suit visiblement un itinéraire connu. Familier, il va de maison en maison, car partout il reçoit une friandise. Le voici à l’école des filles sur la grand-route où l’institutrice, Madame Vanguestaine, trouve toujours de quoi satisfaire sa gourmandise. Il aboie gaiement et agite sa queue à longs poils pour remercier. Il repart vers l’école des garçons; Monsieur Joseph Filée père lui réserve le même bon accueil. La classe un moment troublée par le sympathique petit Chnobo retrouve vite son calme sous l’autorité paternelle de leur bon instituteur. A ce régime-là, les yeux brun foncé du petit chien pleurent, un sillon se creuse jusqu’à sa truffe aplatie. Mais il n’en a cure car son petit manège habituel lui plaît: il est adopté par tous.

Cette année-là le rude hiver s’attarde: les maisons, les rues, les prés gardent longtemps leur parure blanche. Des stalactites pendent aux gouttières, l’étang gelé du château semble recouvert d’une couche de verre dépoli. Les branches des sapins ploient sous la neige et la ramure des chênes, des hêtres, des frênes paralysée par le givre glacé garde une immobilité pesante.

Nous, les enfants, après l’école sortons nos traîneaux de bois ferré. A nous la rue du Hock, la drève du Château, les prairies pentues et même la grand route encore bien calme!
Pas de salopettes de ski étanches, ni de grosses moufles imperméables, pas de bonnets en tissu polaire! Engoncés dans nos épais manteaux de lainage, avec nos gants et écharpes et capuchons tricotés, nous nous soucions peu de notre tenue, tant les joies de la neige sont irrésistibles. Nos joues gercent, le nez pique, nos vêtements mouillés de neige fondue pèsent et se raidissent sous le gel qui reprend vite ses droits à la tombée du jour. Qu’importe! Nous ne rentrons qu’à l’heure bleue, annonciatrice de la nuit, quand les premières lampes éclairent les fenêtres des maisons villageoises.

Les fermiers attendent le vent de mars qui sèche les terres et rétrécit le ruban d’eau des fossés. Le soleil se faufile plus souvent entre les giboulées. Les tussilages s’enhardissent à fleurir sur un talus exposé au soleil. Les noisetiers déroulent les franges de leurs chatons jaunâtres. Les pâquerettes émaillent les prés reverdis. Dans les haies, les moineaux discutent ferme. De temps à autre, une mésange lance son «ti-tu-ti» allègre bientôt répété par une autre mésange. Chercheraient-elles déjà à délimiter leur territoire?

C’est la première année après la libération. Nous pensons déjà aux vacances de Pâques qui ramènent les cloches. Aurons-nous des « cocognes » au goût sucré et même en chocolat? Ils seraient bienvenus après tant d’années d’œufs durs brunis en secret, avec des pelures d’oignons, par nos grands-mères. Les jours s’allongent progressivement. Dans le potager de papa, les perce-neige agitent leurs clochettes légères, la ciboulette renaît; les pointes sanguines des pivoines percent la terre noire et craquelée. C’est le retour du temps pascal. La température s’adoucit et papa se réjouit de bêcher. Il a déjà sélectionné ses semences.

Le jour de Pâques, Maman cache subrepticement les œufs dans les plantes du jardin. Je me souviens des jonquilles encore en boutons et des plants d’aconit déjà hauts; des bourgeons enflés des lilas comme ceux des groseilliers.

Une allégresse me saisit. Ma petite sœur, Christiane, du haut de ses deux ans ouvre de grands yeux étonnés devant mon agitation. De fait, j’ai bien du mal à me tenir tranquille pendant la grand-messe. Les cloches sonnent à toute volée pendant que retentit le gloria de Pâques repris en chœur et en latin par la foule plus nombreuse en ce jour de fête. Enfin la porte de l’église s’ouvre « Joyeuses Pâques»! Et je m’enfuis, suivie de Christiane, de ses pas hésitants sur les pavés du trottoir. Par la barrière nous entrons dans le potager, le cœur battant.

Emerveillée, je découvre un œuf en chocolat, dans une grosse touffe d’herbe. Mon plaisir est immense. Voici quatre œufs dur bruns et luisants à souhait. Je me dirige vers les jonquilles …Stupéfaction… car un gros œuf en sucre opalin est troué! La décoration rose et jaune est abîmée. Que se passe-t-il? Consternés, papa et maman me suivent dans l’allée du jardin où les cloches ont déposé leurs cadeaux dans les plantes printanières. Partout les œufs sont craqués comme s’ils s’étaient brisés dans leur chute. Mes grands-parents surpris et pensifs nous accompagnent. Tante Mathilde me prend la main, la peine qui se lit sur son visage finement ridé fait écho à ma déception, tandis que ma petite sœur tourne et retourne dans ses menottes un œuf en sucre ébréché. Jamais de mémoire de cloches, on n’a vu un tel gâchis.

Soudain un jappement nous fait relever la tête. Dans le verger un petit animal brun se dirige vers l’école. Son allure et sa queue frétillante nous renseignent vite sur son identité: «Chnobo! Chnobo! ». Il jappe et accourt à notre appel, se dirige sans hésiter vers les jeunes feuilles de rhubarbe ou encore toutes chiffonnées.

Et là, sous nos yeux médusés il se régale benoîtement du …dernier œuf en chocolat.

Février 2005.