1787. Pour Noël

Pour Noël . . .

Cette année-là, en 1943, j’avais presque six ans et Saint Nicolas m’avait apporté un superbe album illustré par Benjamin Rabier. Aujourd’hui les collectionneurs de beaux livres et surtout de dessins recherchent ces petites merveilles quasi introuvables parce que rares; en effet, la guerre 40-45 avait rendu difficile la production de livres et de jouets entr’autres. J’avais sans doute bénéficié d’un tirage limité fort apprécié par papa.

Mais j’en ai gardé un souvenir très précis. Encore trop petite pour lire, je regardais les dessins si expressifs; je les connaissais par cœur. Chaque histoire m’était familière; mais c’est avec ravissement que je m’asseyais sur les genoux de tante Mathilde pour écouter, et regarder sans me lasser, les pages qu’elle tournait de ses doigts fins et tout ridés. Tante Mathilde avait à ce moment-là environ 80 ans au moins. Intelligente et chaleureuse, elle savait captiver mon attention et comme j’étais déjà fort imaginative, je suppose que mon plaisir, doublé du sien, lui était agréable.

Parfois, Juliette Thonet, une voisine de sept ans mon aînée, la remplaçait. Quelle patience et intuition de la part d’une adolescente envers un enfant! Je nous revois, dans la cuisine au plafond bas, sous la lampe vieillotte à contrepoids, qu’on pouvait remonter ou baisser comme c’était le cas quand on s’asseyait à table. L’abat-jour en pâte de verre dessinait sur la toile cirée un cercle lumineux et doux. Elle lisait, moi, perdue dans le monde magique de l’enfance, j’écoutais sa voix, devinant la suite de l’histoire. Moments de bonheur gravés au creux de ma mémoire, et comme tissés de ces fils tendres et pourtant si solides qu’ils laissent une trace mystérieusement intacte jusqu’à ce jour, où moi-même grand-mère, j’essaie de partager avec mes petits enfants cette partie essentielle de moi-même.

Décembre s’avance doucement, sur la pointe des pieds. Il givre les herbes du petit pré, fige les branches craquantes du cerisier près de la maison. Comme d’habitude, bien au chaud dans un gros casaquin* tricoté par tante Mathilde je traverse la haie de charmes, mitoyenne avec le presbytère, pour faire une petite visite à Monsieur le curé, l’abbé Meulders. Précieusement, je tiens serré sous mon bras, l’album illustré. Toute fière, du haut de mes six ans, je le montre à Mademoiselle Berthe, gouvernante à la cure.
« Que c’est joli! Tu as de la chance! Va montrer ton beau livre à Monsieur le curé. »
J’ouvre la porte matelassée de son bureau, contigu à la cuisine – pièce de séjour – où le brave homme m’accueille avec un sourire avenant. Un long moment silencieux, il feuillette l’album, apprécie d’un hochement de tête. Puis il le dépose sur la table ovale dont les pieds, en bois tourné, dépassent d’une nappe brune un peu usée.
« Il est très beau ton livre. Cela me plairait bien de le lire. »
« Viens-tu avec moi? Nous irons à l’église préparer la crèche pour Noël. L’étable est déjà là. Il faut arranger la paille, le lierre et les personnages. »
Surprise et contente, je réponds « oui! Mais je n’ai pas de manteau et il fait froid dans ton église. »
« Ce n’est pas grave, Mademoiselle Berthe va te prêter son châle et tu auras bien chaud. »
-* terme un peu vieilli, toujours utilisé par maman Irma Souris et les autres membres de la famille, désignant un gilet de laine à manches longues et boutonné jusqu’au cou.

Et j’accompagne le bon curé. Il traverse le long corridor sombre et la cour fermée, ouvre la lourde porte, face au portail de l’église. Et nous entrons. L’interrupteur libère une lumière pâlotte.
« Viens avec moi, dans le chœur, il y fait plus clair. »
Et avec précaution, il dispose dans la paille de la crèche Marie, Joseph, bien trop lourds pour moi. Le berger prend aussi sa place.
« Voilà, tu peux apporter les moutons, ils sont plus légers. »
De fait les cinq moutons, plus petits, sont faciles à déplacer et je les enfonce bien dans la paille.
« Le petit Jésus aura froid! Il n’a qu’une petite chemise! Si je le couvrais avec la petite couverture rouge de ma poupée? »
Voilà une bonne idée!, répond Monsieur le curé » Mais il ajoute, tapotant la paille de la crèche « Sais-tu ce qui ferait encore plus de plaisir au petit Jésus?
« Non », dis-je, intriguée
« C’est que tu lui donnes ton bel album illustré … »
Quel choc! Dans ma tête d’enfant les idées se bousculent: « Donner mon livre! C’est impossible!. Je n’ai que celui-là. Pourtant je voudrais bien faire plaisir au petit Jésus. Lui, il n’a aucun jouet. Moi, j’ai la poupée Yvette dans son lit de bois, avec sa couverture de velours rouge, justement. »
En courant, le cœur serré, je quitte l’église, je traverse le jardin envahi par la nuit; mais je connais si bien mon sentier que je retrouve sans peine la trouée familière de la haie complice de mes escapades. De grosses larmes coulent sur mes joues. Me voici devant la porte massive de notre maison. Elle est dure à pousser, m’échappe puis claque en se refermant.
Mes parents, mes tantes et mes grands-parents sont déjà à table. Ma petite sœur, du haut de sa chaise de bébé me regarde. Papa découpe sa viande. Maman termine sa purée. Déjà, bonne maman se lève pour me servir. Attentive, tante Mathilde interroge :
« D’où viens-tu si tard? La nuit tombe. Je m’inquiète. Il est vrai que tu n’as pas froid; je reconnais le châle de Mademoiselle Berthe. »
Voilà pourquoi la famille ne réagit pas.
« La petite s’attarde souvent à la cure », dit tante Lydie, sœur de mon grand-père, « viens vite souper »
Tendue, l’estomac en boule je m’assieds et je fais un effort pour picorer dans mon assiette. J’avale chaque bouchée avec une grande gorgée d’eau. Le regard agacé de mes parents ajoute encore à mon désarroi. Enfin, bonne maman se lève, maman aussi et le bruit familier de la vaisselle qu’on empile, la table que l’on débarrasse me calme un peu.
Dehors la nuit s’épaissit. On distingue cependant les branches du cerisier qui s’agitent dans la clarté opaline de la lune; Champagne, le gros chat se glisse derrière le poêle et s’étire en baillant. La fatigue me gagne aussi.
« Bonsoir tout le monde! Je vais dormir! »
Déjà, tante Lydie me tend une brique réfractaire bien protégée par une taie usagée. Elle réchauffera mon lit car dans la grande maison de pierres, les chambres sont très fraîches. Mais c’est partout comme ça!
– « Tic-tac, tic-tac » l’horloge du palier dans sa longue robe de chêne brun foncé m’apaise lentement. Je me glisse dans mon lit et j’entends sonner neuf coups bien martelés.
« Déjà! Que faire? Comment me séparer de mon livre? »  Désemparée, je frissonne. Le sommeil tarde à venir. Enfin je m’endors, le cœur gros.
Le lendemain, dernier jour d’école avant les vacances de Noël, le soleil brille, mais le froid de la chambre me rappelle bien vite l’hiver, la crèche, le livre et … la petite couverture de velours rouge pour réchauffer le petit Jésus. Curieusement, je me sens plus détendue. Je saisis le livre sur la table de nuit et avant de partir pour l’école je l’enveloppe dans la petite couverture rouge.
Après un gros effort et pour ne pas changer d’avis, je cours chez Monsieur le curé avec le paquet sous mon bras.
Il achève de déjeuner. Et sans dire bonjour, je lance, sans reprendre mon souffle: « Tiens, curé, prend ça et qu’on n’en parle plus. Mais le petit Jésus n’aura pas froid dans sa crèche » Et je m’enfuis.
Libérée d’un grand poids je longe le verger de mon grand-père qui mène à l’école toute proche. La matinée passe très vite. C’est samedi, jour de nettoyage et de rangement, et, à peine rentrée pour dîner, la question fuse.
« Où as-tu rangé ton livre, Ghislaine? »
« Je l’ai donné au petit Jésus. »
« Qui met donc des idées aussi saugrenues dans la tête de cet enfant?, s’écrie bonne maman Hortense ». Pourtant elle sourit.
A la messe de minuit, ce 24 décembre 1943, mes parents ne semblent pas surpris de découvrir dans la crèche, devant l’âne et le bœuf, entre Marie et Joseph une tache rouge tout à fait inhabituelle. Moi, je sais ce que c’est! Sur le prie dieu, debout devant tante Mathilde agenouillée, je reste sage. Les chants de Noël, les bougies si nombreuses et l’encens me bercent et m’étourdissent. Après la cérémonie religieuse beaucoup de paroissiens s’approchent de l’étable et découvrent … le sourire merveilleux du petit Jésus sur ma petite couverture rouge.

Petit à petit l’église se vide; les acolytes soufflent les bougies. Les lampes s’éteignent une à une. Le froid me saisit mais nous arrivons vite à la maison. Mon grand-père tourne la grosse clé et la porte s’ouvre. Dans la cuisine, une casserole de vin chaud à la cannelle embaume. Ma petite sœur Christiane s’est endormie depuis longtemps, veillée par tante Lydie. Quelle surprise quand je remarque sur la table de la cuisine, un paquet bien emballé dans un papier blanc maintenu par une ficelle dorée.
« C’est pour toi, dit papa, ouvre vite »
Tremblante d’impatience, je craque la ficelle, déchire l’emballage et je retrouve … mon précieux album de Benjamin Rabier.
Ghislaine Rome – Souris

Chanson enfantine: « Le Noël des petits oiseaux »
Les verts sapins de la vallée
Ce soir sont habillés de blanc
Car de Noël, c’est la veillée
Et minuit avance à pas lent
Plus d’un petit oiseau frissonne
Car il a neigé sur les toits
Mais chut ! Voici l’heure qui sonne !
Entendez-vous ces douces voix ?
Il est minuit et Jésus vient de naître.
Pour protéger les nids et les berceaux !
Le ciel est bleu, le printemps va renaître

Noël, Noël ! Pour les petits oiseaux (Bis)

Merles, pinsons, bergeronnettes
Se réveillant tous à la fois,
Comme au beau temps des pâquerettes
Soudain font retentir les bois !
Voyant que la neige étincelle
Et que l’étoile brille aux cieux
Ces chers mignons battent de l’aile
Redisent dans leurs chants joyeux
L’ombre s’enfuit et le jour va paraître
Pour éclairer les nids et les berceaux !
Le ciel est bleu ! Le printemps va renaître


Noël, Noël ! pour les petits oiseaux (bis)

Mais tout à coup, la nuit s’achève
Voici l’aurore au front vermeil !
Et ne sachant si c’est un rêve
Chacun se dit : quel doux soleil !
Car Noël sur les plaines blanches
A fait luire un beau rayon d’or !
Puis sous le toit et sur les branches !
On entend gazouiller encore

Une autre chanson, encore plus ancienne; je ne l’ai jamais plus entendu chanter depuis l’école primaire. J’aimerais en transcrire les notes, car je me souviens bien de la mélodie. Si je l’apprenais à mes petits enfants?
Voici donc le texte, dont je ne comprenais pas bien le sens à cette période déjà si lointaine:

Jésus est né, que l’allégresse
Tressaille au cœur
Des chérubins la sainte ivresse
L’acclame en chœur
Ô Bethléem tu t’illumines
Des feux du ciel
Unis aux anges des collines!
Chantons Noël …
Alléluia, alléluia, alléluia, alléluia!
En l’humble crèche se révèle
Le Roi Divin
Son sceptre insigne renouvelle
Un monde vain
En sa richesse il veut pour trône
L’abaissement
Et si justice se couronne
D’un cœur aimant

Alléluia, alléluia, alléluia, alléluia