0479. LES AMBASSADEURS DU CONDROZ LIEGEOIS

Les Ambassadeurs du Condroz Liégeois (3)
Texte communiqué par Charly DODET

3ème partieAbel LURKIN
Abel Lurkin est sans doute le plus connu et le plus attachant des écrivains régionaux. Et pourtant, c’est peut-être un des moins accessibles !

En effet, vous chercherez en vain comme pour Hubert STIERNET, Jean TOUSSEUL ou François RENQUIN, une notice biographique d’Abel LURKIN. Cependant, avec son frère Jean, ils furent à leur époque, sinon des précurseurs, du moins des aventuriers de l’édition. Ils fondèrent même, dans leur village de Vervoz (Clavier), leur propre maison, les « Editions de Saint Hubert ».

Pourquoi « Saint Hubert » ? Faut-il y voir une allusion à la chapelle minuscule érigée dans le hameau voisin, à Ponthoz ? Le célèbre « Pied de Saint-Hubert » où, selon la légende, fut déposé le corps du premier évêque de Liège, sur la route qui le conduisait à Andage, ville d’Ardenne qui allait, par la suite, porter le nom du fondateur de la Cité Ardente.

Abel et Jean LURKIN. Dessin de Ochs
Vue actuelle du site de VERVOZ – Photo R. Bertrand.
La maison natale des Lurkin à Vervoz

Il est difficile de dissocier Abel de Jean Lurkin. Le premier est né à Vervoz en 1891 et mort en 1963, un an avant son frère. Il fut journaliste, romancier et conteur. Dans l’une de ses oeuvres parmi les plus connues « Moeurs des Condruses« , il se révèle témoin vivant des contes et des comptines qui firent le Condroz sensible de l’entre-deux-guerres.

Abel LURKIN à Vervoz.

Mais il y a bien d’autres oeuvres : « La Vie du Chêne-Madame » qui obtient le prix triennal du roman en 1940, « Histoires de Bêtes« , « La ménagerie rustique« , « Les Bêtes en Robe de Champs« , des récits de voyages en France surtout, des nouvelles et des souvenirs de guerre dont « Les Ronces de Fer » et « L’amère Belgique » dont je vais parler dans quelques instants.

On considère souvent comme l’une des meilleures oeuvres d’Abel Lurkin « Moeurs de Condruses« , dont la première version fut éditée en 1933. L’année suivante, cet ouvrage était déjà épuisé… C’est une étude critique et finement observée des paysages du Condroz, qui commence par une dédicace : « A la mémoire des Lurkin, des Gérard, des Evrard, des Legros, des Conrard, forestiers et brasseurs, meuniers et médecins de campagne… » etc. « Fils de cette terre condruse qu’ils ont aimée et défendue« . Les Gérard dont il parle, ce sont les cousins d’Abel Lurkin. Meuniers et brasseurs de génération en génération, les Gérard furent aussi bourgmestres d’Ocquier de père en fils. Adolphe, le dernier descendant de cette noble lignée, fut le dernier bourgmestre d’Ocquier avant la fusion de communes; c’est aussi l’un des trois bourgmestres de Belgique qui ont accumulé le plus long mandat mayoral…

Lurkin était un visionnaire. Nous le verrons à propos de la Belgique, tout à l’heure. En 1933, il écrivait déjà : « Il faut courir le monde par les voies de fer, par la route, par l’avion et, pour obtenir la consécration de Paris, supprimer nos étroites frontières. Ah ! Messieurs du Voyage, prenez garde qu’elles pourraient se supprimer toutes seules ! Elles tiennent déjà si peu…« .

Sept ans plus tard, elles ne tenaient effectivement plus devant les armées allemandes. Bientôt, en 1992, on n’en parlera plus, elles seront tombées toutes seules, en effet !

« Aujourd’hui, la vie condruse se transforme » notait déjà Abel Lurkin, il y a 50 ans. « Elle perd un peu plus, d’année en année, ce qui constituait son originalité« . Diable, qu’écrirait-il à présent ? Je ne puis reculer devant le plaisir de vous livrer une belle page de « Moeurs des Condruses » qui parle de la langue wallonne..

« Entre eux, les Condruses parlent wallon. C’est un dialecte brut, coloré, d’origine essentiellement latine. Il s’incruste dans le dernier coin septentrional que la langue d’oïl enfonça au sommet des Gaules. La tribu des Parisiens ignore le wallon aussi bien d’ailleurs que le picard, autre rejet roman de la langue de César. Le français qui a réussi, méprise ses frères de province. Ceux-ci ne le lui rendent pas. Ils sont en admiration devant le veinard de la famille. Ils usent de lui dans les grandes circonstances. Sauraient-ils qu’il les a supplantés simplement parce qu’il fut langue de cour ?« .

Et l’écrivain de poursuivre : « Aujourd’hui, le wallon condruse paie un véritable tribut au français. Nombre de termes francisés prennent droit de figuration dans le langage quotidien et l’on allume aujourd’hui sa pipe, sur les rives de la Meuse, de l’Ourthe et du Hoyoux, « avou dès-aloumètes » et non plus « avou des brocales«  ».

On voudrait parler davantage de l’oeuvre d’Abel Lurkin. Mais il faudra bien se contenter de seulement signaler des oeuvres pittoresques tels que « Le Chemin des Ombres« , « L’admirable Yougoslavie« , « Paysages de Belgique« , « Les Châtelains espagnols« , « Le Roman de l’Egoïste« , édité à « La Renaissance du Livre » ou encore « Les Ronces de Fer« , les mémoires d’Abel Lurkin, prisonnier de guerre au nord de l’Allemagne. Dans ce contexte, feuilletons quelques instants « L’amère Belgique, veuve de guerre« , ouvrage édité à Vervoz et tout imprégné des années difficiles qu’Abel Lurkin vient de vivre. Arrêtons-nous au chapitre intitulé « Le grand silence blanc et le Wallon inconnu« .

C’est surprenant…

« Beaucoup de Belges, écrit-il, plus encore de Flamands et quelques Liégeois ont été « jeunes » entre 1940 et 1944. Peut-on le dire ? Il paraît que non. La question flamande… Halte ! Malheureux ! Soulever encore cette querelle de famille pour nous nuire dans la considération dont nous jouissons auprès de nos grands alliés et alors que les Flamands, la main ouverte, nous tendent loyalement le lacet pour nous étrangler, c’est agir en mauvais citoyen. Vous voulez donc la ruine de Bruxelles ? L’armée de 1940 ? Chtt ! taisez-vous, notre armée était glorieuse par principe et bien culottée par définition. Il y a eu des défaillances ? Je ne veux pas le savoir…« . Et plus loin, il ajoutera : « C’est au nom de l’opportunité qu’on nous a bernés si longtemps, nous Wallons, et qu’on a fini par nous reléguer au rang secondaire que nous occupons si honorablement aujourd’hui dans ce pays. Aussi avons-nous le droit de nous méfier de ce mot-là et de trouver tout à fait inopportun qu’on continue à nous en infliger la pratique et la théorie. La politique intelligente qui consiste à nier l’évidence a fait son temps. On ne se débarrasse pas des miasmes en fermant portes et fenêtres. Les officiels et les officieux répètent à Bruxelles, dans les si justes milieux de la rue de la Loi, que les Wallons mécontents qui crient un peu trop fort sont une méprisable petite bande d’énergumènes, wallingants, séparatistes, autonomistes exaltés et sans crédit, bref d’empêcheurs de belgiquer en rond, à la mode de chez nous... ».

On serait presque tenté d’ajouter : « sans commentaire » !

Entre le petit Abel photographié à 8 ans avec son frère et ses parents sur le seuil de la maison natale de Vervoz et cet élégant vieillard inaugurant, à deux pas de la maison Gérard, le banc érigé à la mémoire d’un autre écrivain ocquiérois, son ami Georges Garnir, il y a toute une vie de découvertes, de voyages, d’observation des gens.

… cet élégant vieillard inaugurant…

C’est le 1er juin 1947 que ce mémorial de pierre a été inauguré à Ocquier. Remarquez cet homme qui porte le chapeau, un col cassé et des lorgnons : c’est Souguenet, un des trois fondateurs du « Pourquoi pas ? » avec Dumont et Garnir.

…cet homme qui porte le chapeau, un col cassé et des lorgnons : c’est Souguenet…

Un sacré bonhomme plein de bon sens, ce Lurkin qui écrivait encore : « Tout est affaire de proportions. Pour Liège, Houte-si-Ploût est évidemment la province. Mais pour Bruxelles, Liège est aussi la province. Et Paris ne considère pas nécessairement Bruxelles en égale. C’est embêtant, mais on est toujours le provincial de quelqu’un… Cependant, la vie de l’éléphant n’est pas plus curieuse que celle de l’abeille et les déboires matrimoniaux du maréchal-ferrant sont aussi déchirants que les infortunes conjugales du maître de forges« .

Ces romans de la terre que nous redécouvrons à présent avec tant de plaisir ne mériteraient-ils pas les faveurs d’un éditeur ? Et ces frères Lurkin, peintres du langage et des choses simples, ils auraient bien droit, eux aussi, à notre souvenir…