0551. Renaud SRIVAY Le Condroz et le village de Plainevaux

Marc LORNEAU

Renaud Strivay n’était pas homme à s’appesantir sur son enfance perdue: parallèlement à ses méditations nostalgiques, c’est en adulte lucide et cultivé qu’il va porter son regard sur le Condroz et son ancien village de Plainevaux.

En 1939, à 63 ans, il décide d’écrire une Contribution à I’histoire du village de Plainevaux, qui restera à 1’état de manuscrit et ne sera jamais éditée pour une raison que nous ignorons.

Contribution à l’histoire du village de Plainevaux.

« Il y a longtemps que la première idée de rassembler ces notes nous est venue. Seulement, des occupations diverses et parfois absorbantes nous ont empêché de payer ce tribut de reconnaissance au village dont le décor de fleurs et de verdures nous a inspiré la plupart de nos oeuvres poétiques« : c’est par ces lignes que Renaud Strivay introduit sa Contribution, tout en définissant ses objectifs: « Nous avons seulement voulu amorcer une étude qu’un autre écrivain plus compétent que nous voudra peut-être continuer et fournir ainsi à la gerbe de nos contes et de nos nouvelles, de nos croquis et de nos paysages, un fond de vérité que réclament ceux.qui s’intéressent à la petite vie de nos « bons villageois« .

En effet (… ) Généralement on parle aux enfants des grands faits de l’histoire de Belgique et du monde, et ils ignorent le premier mot des évènements qui se sont déroulés dans leur village natal. Il est donc indispensable à cette époque de rénovation intellectuelle de présenter d’une façon plus logique et, suivant la spirale du progrès, d’aller des faits les plus simples du passé autochtone jusqu’aux plus grandes cogitations qui ont ébranlé, sur leur base, les peuples situés aux confins de la terre« 1.

Après avoir présenté brièvement le Condroz, Renaud Strivay en vient à décrire cette « Petite-Suisse » qu’est le village de Plainevaux, « village le plus pittoresque du Condroz liégeois. Une grande route bordée d’ormes et de frènes le surplombe et un joli ruisseau – sur lequel sont jetés six ponceaux de pierre ou de bois – le traverse dans toute sa longueur. (… ). On y goûte la paix reposante des champs tout en humant, à pleins poumons, le parfum des fleurs, des arbres et des granges« .

Ce charme bucolique de Plainevaux n’occulte pas, aux yeux de Strivay, certains traits sociaux négatifs: « Ces paroles pourraient encore s’appliquer au Condroz si l’influence des villes ne s’y faisait pas sentir de plus en plus et si certains châtelains n’y introduisaient pas une sorte de régime semi-féodal« 2. Ainsi à Plainevaux « les grands fermiers détiennent 362 Ha du sol soit près de la moitié du village; l’un d’eux possède, à lui seul, 250 Ha de champs, de bois et de prairies.

Parmi ces nobles condruziens, il en est de vieilles souches, descendant des croisés, dont la fortune fut bâtie dans la violence, et par la vertu de cette origine, sans doute, certains de leurs rejetons ont un esprit dominateur et parfois une morgue hautaine« 3. Jugement dur où nous retrouvons l’écrivain social indigné par l’injustice et le pouvoir exorbitant des castes possédantes. Jugement lucide également: « L’assolement triennal subsiste et des terres restent en jachères. Cette infériorité de l’agriculture a beaucoup moins pour cause la nature du sol que la multiplicité des grandes fermes: sur d’aussi larges espaces, en effet, la culture intensive exige d’importants capitaux que peu de fermiers ou de propriétaires terriens osent risquer« .

Après avoir attribué l’origine du nom de Plainevaux à la configuration de son sol – « plana vallis« : vallée plane -, Renaud Strivay retrace le passé préhistorique extrêmement riche de ce village et les fouilles archéologiques qui y furent effectuées dès le début du XXe siècle, notamment dans la « grotte de Houte-si-Plout« .

Il passe ensuite à 1’évocation des périodes romaine et féodale. A la fin du XIIe siècle, le chapitre de St Pierre « possédait 10 seigneuries dont celle d’Esneux. Il avait aussi des dîmes, patronats d’Eglises ou collation de cures parmi lesquelles celle de Plainevaux« 4.

Les droits seigneuriaux sont recensés par Renaud Strivay qui poursuit avec une brève description de I’Ancien Régime auquel succèdent, après la réunion de Liège à la France en 1795, le régime français – département de I’Ourthe -, le régime hollandais, et enfin le régime de la Belgique indépendante.

Depuis le dèbut du XIXe siécle, quatre bourgmestres se sont succédés:
1) Roland Joseph Lafontaine (1812-1859)
2) Nicolas Joseph Lafontaine (1859-1896)
3) Léon Braconnier (1896-1912)
4) Célestin Gilon (1912-1938)

Quelques faits remarquables:

a) le bornage: Renaud Strivay accorde une attention soutenue à ce problème. Plainevaux possède en effet deux séries de bornes, dont l’une est assez énigmatique. La première série a été plantée « vers 1640 pour délimiter la seigneurie d’Esneux du territoire de Seraing (Boncelles en faisait partie) territoire qui dépendait (sauf l’abbaye du Val) de la mense épiscopale« 5 .

La deuxième série de bornes porte « d’un côté: V.S.L., de l’autre GL. Le style Louis XVI de ces petits monuments les classe à la fin du XVIIIe siècle. Ils sont placés entre la vecquée (…) et Plainevaux » (cfr. ci-contre). Ces bornes séparaient-elles le territoire relevant de l’abbaye du Val-St-Lambert (Plainevaux) de celui relevant du prince-évêque de Berghes?

b) En réalité, les liens entre l’abbaye du Val-St-Lambert et Plainevaux sont très anciens, puisque les seigneurs d’Esneux contribuèrent à la fondation de l’abbaye au XIIe siècle par la cession de terrains situés à Rosière, Strivay, Plainevaux, Grandzée et Martin. Les Cisterciens, fondateurs de l’abbaye, ne s’accommodèrent pas de cet emplacement et finirent par s’établir le long de la Meuse, à l’endroit qui s’appela « Val-Saint-Lambert« . En 1316, le monastère vendit le territoire de Plainevaux à Jacques de Tongres qui fit hommage à Jean III de Brabant. « Depuis lors Plainevaux releva, en fief, de la cour féodale de Brabant, mais chose curieuse, il continua, en même temps, de relever de la cour allodiale de Liège jusqu’à la révolution« 6. La terre de Plainevaux passa ensuite aux familles de Brust, de Hoen, de Rahier et de Pissen avant de revenir à l’abbaye du Val-St-Lambert qui la racheta pour une somme de 105.000 florins à Jean Albert de Neufforge, héritier de Guy de Pissen: « Le monastère conservera Plainevaux jusqu’à la R.(évolution) F.(rançaise) et continuera d’en faire le relief tant à la cour féodale de Brabant qu’à la cour allodiale de Liège« 7 (2).

c) Après avoir évoqué l’historique des châteaux de Plainevaux et de Strivay (cfr p.prèc.), Renaud Strivay décrit l’église de Plainevaux, construite en 1535 et érigée en église paroissiale en 1574, ainsi que les moulins de ce village: celui de « Houte-si-Plout« , incendié en 1885, celui dit « de Plainevaux » et le « petit moulin » (à la bifurcation de la grand’route et du chemin de Grandzeé).

d) Croyances et coutumes:

e) Renaud Strivay termine sa Contribution par quelques notes.. rapides sur le village de Plainevaux et la vie de ses habitants: « Les maisons sont éparses et, en général, hygiéniques. Leur manque de hauteur est leur plus grand défaut. Les fenêtres sont petites et les murs épais dans le but de combattre le froid. La détestable habitude de former des tas de fumier devant les portes disparait de plus en plus. Quelques toits de chaume subsistent. La tuile domine et la brique remplace généralement le moellon« 8. Ces quelques traits démontrent que la mutation qui allait modifier le paysage rural après la Deuxième Guerre mondiale s’était déjà amorcée. La migration alternante hebdomadaire des ouvriers, telle que l’avait connue le père de Renaud Strivay, tendait à disparaître au profit d’une migration alternante journalière: « Assez bien de paysans ‘ (pères et fils) vont travailler aux usines du « rivage ». La plupart rentrent tous les jours au logis à pied, à bicyclette ou au tram d’Ougrée-Warzée.

Les jeunes filles s’occupent dans les fermes, s’emploient comme servantes à la ville ou pratiquent la coupe et la culture. Il y a quelques années il y avait quelques tailleurs sur cristaux et une fileuse au rouet.

Un atelier de constructions mécaniques a été édifié au bout de la grand’route (M. Huberty) »9

La Contribution à I’histoire de Plainevaux restera inachevée: on ne peut que le regretter, car les pages déjà écrites auguraient d’une contribution historique extrêmement intéressante, à la mesure de toute l’oeuvre de Renaud Strivay.

Cependant, si 1’écrit historique n’a jamais été publié, ses écrits poétiques et ses contes l’ont été et nous permettent aujourd’hui encore de comprendre combien Renaud Strivay a pu puiser sa force dans cette enfance et dans cette terre où il ne cessera de se ressourcer:

« Parfums! couleurs! chansons! des glèbes condroziennes,
Je vous ai, tour à tour, évoqués dans ce livre
Et je vous dois ma joie ineffable de vivre
Comme un pâtre ingénu des églogues anciennes.
Aussi, le coeur ouvert à la reconnaissance,
Je garderai toujours le souvenir magique
Des jours que j’ai passés au village idyllique
Où vous vous prodiguiez pour charmer mon enfance.« 10

Renaud Strivay, pourtant, n’est pas un homme enfermé dans son passé, qu’il fût idyllique ou particulièrement triste comme lorsqu’il évoque La maison paternelle:

« Sous le souffle émouvant de mille souvenances,
Les cerisiers voisins me font leurs confidences
Et je mêle mon deuil à leurs désespérances.
Je sors en sanglotant, de cet humble logis
Dont les murs ont perdu leurs roses de jadis
Et, sous le ciel frileux, j’emporte mes soucis…« 11(1)

Le « secret » de la force de Renaud Strivay ne réside pas dans sa nostalgie d’un passé révolu, mais dans sa capacité d’assumer sa condition humaine sans chercher ailleurs qu’en lui-même et dans la collectivité des hommes l’alpha et I’oméga du progrès de I’humanité.

« Avoir un idéal de tendresse et de paix;
Croire à 1’éternité des forces atomiques,
Sentir, aimer, penser et mourir sans regrets
Les yeux irradiés de songes prophétiques.« 12

C’est bien en ce sens que Renaud Strivay, plus de quarante ans après sa mort, nous interpelle en nous rappelant que l’humanisme social, que L’Effort éternel restent la seule voie par laquelle I’homme parviendra à « marcher vers 1’éden prédit par les poètes« 13.

1 STRIVAY (R.), Contribution à l’histoire du village de Plainevaux, 1939, pp.15-16

2 Idem, p.21
3 Idem, p. 22
4 Idem, p. 37
5 Idem, pp. 48-49
6Idem, p.84
7Idem, p.87
8Idem, p.101
9Idem, pp.101-102
10STRIVAY (R.), La magie du souvenir, in: L’Echarpe d’Iris, o.c., p.88
11STRIVAY (R.), La maison paternelle, in: Les Heures Enchantées, Seraing, A.Génard, 1925-26, p.114
12STRIVAY (R.),Idéal du libre-penseur, in:Anthologie rationaliste, Liège, Coop. Typo-Litho, 1928, p. 147
13STRIVAY (R.),L’Effort éternel, in: Les Heures Enchantées, o.c., p.146