1107. Ma libération,…

Impressions d’enfance.

François HANSENNE.- 1995

Cette évacuation dramatique de Prusse Orientale ne m’est pas bien particulière, des milliers de prisonniers ont vécu le même drame si bien raconté, pour l’avoir vécu, par notre camarade Paul Lambert (qui fut professeur de droit à l’Université de Liège) dans son livre « Hommes perdus à l’Est ».

C’est le 20 janvier 1945 qu’a commencé notre calvaire de retour. Nous avons quitté la ferme de Klemschwansfeld (Labetnik en polonais) après avoir lâché tout le bétail et les chevaux qui restaient.

Nous avons pris la route de l’exode dans une couche de neige de 30 à 40 cm, un blizzard sibérien et une température de -15 le jour et de -20 à -25 la nuit. Un village situé à plus ou moins 6 km était en flammes. Notre patronne était déjà partie depuis le mois de novembre 44 vers la Bavière, région dont elle était originaire, laissant tout sous la direction du contremaître qui avait fait la guerre 14-18. Celui-ci nous permit de prendre une charrette et deux chevaux à la condition que nous restions dans le convoi avec les ouvriers de la ferme (tous assez âgés) et leur famille.

Nous sommes partis vers Landsberg (Ilaweckie, en polonais) puis vers Heiligenbeil (Mamonowo, en russe) où nous resterons bloqués plusieurs jours, étant donné l’encombrement des routes par les convois militaires.

Vers la mi-février nous sommes arrivés à Braunsberg (Braniewo, en polonais) et fin février nous étions à Frauenburg (Frombork, en polonais) au bord du Frisches Haff (Le Frisches Haff « Zalew Wislany, » en polonais), immense lac de 70 km de longueur et de 15 à 20 km de large qui se déverse dans la mer Baltique à Pillau (Baltiysk, en russe). Comme nous étions encerclés par le sud, pour arriver à la Vistule nous devions forcément traverser le lac gelé et enneigé avec les dangers que cela représentait.

Après concertation, nous nous sommes engagés sur la glace, les autorités ordonnèrent que les charrettes maintiennent un espace de plus ou moins 50 mètres entre elles car la charge trop forte brisait la glace. Nous avons vu de nombreux attelages disparaître corps et bien dans les flots. C’était une vision dantesque, les cadavres étaient recouverts de neige qui leur servait de linceul. Nous avancions très lentement et après deux jours et deux nuits, pendant lesquels nous avions été mitraillés et bombardés par l’aviation russe qui prenait d’enfilade les convois, nous abordions la lagune qui longeait la mer.

Avec Gaston Jaradin de Gedinne

Nous n’étions pas au bout de nos peines car nous allions encore assister à des scènes atroces. Sur la lagune qui sépare la mer du lac, le génie allemand (organisation Todt qui réquisitionnait les prisonniers) avait construit une route en rondins qui était réservée aux militaires, nous devions donc marcher dans le sable froid et humide, les pieds faisaient mal.

Nous sommes arrivés à Kahlberg (Krynica-Morska en polonais) où nous avons subi un bombardement terrible, il y eut de nombreux tués parmi les prisonniers et les civils.

Nous nous étions réfugiés dans les dunes sous une barque renversée (j’y suis retourné en août 85, c’est maintenant une station balnéaire).Comme nous étions sur un sol sablonneux, le soir après la marche journalière, nous creusions un trou pour nous blottir à deux ou trois, avec quelques branches de sapin au-dessus de nos têtes pour nous protéger un peu du froid.

Après plusieurs jours de marche nous sommes parvenus sur la rive de la Nogat (Vistule morte) et somme restés sur place, dans un hangar qui servait de séchoir et fumoir pour poissons. Cela empestait et il n’y faisait pas bien chaud, mais c’était mieux que dehors, surtout la nuit.

Nous avons repris notre marche en suivant la plage de la Baltique sommes arrivés à Nickelswald (Mikoszewo, en polonais) sur la rive droite de la Vistule et avons logé dans un grange ouverte à tous les vents, mais il y restait un peu de paille pour y dormir. Jusque là je dois dire que nous avons profité de l’accompagnement de certains ouvriers de la ferme pour obtenir de la nourriture dans les villes et villages où nous sommes passés et où il y avait des postes de secours pour les évacués.

Un après-midi, nous nous sommes aventurés dans les parages à la recherche de silos de patates, nous étions quatre et nous nous sommes fait coincer par deux S.S. qui pourchassaient les prisonniers pour les emmener au « Grabben » (tranchée anti-char). Sous la menace de leur arme ils nous ont dirigés vers un camp qui était en plein bois, les bâtiments d’entrée étaient recouverts de grands filets de camouflage et le camp était clôturé de barbelés électrifiés. C’est là que nous avons vu pour la première fois des hommes et femmes vêtus d’habits rayés bleu et blanc et un triangle rouge sur le côté gauche de la poitrine. Nous apprendrons plus tard qu’il s’agissait du camp d’extermination de Stutthof (Sztutowo en polonais) et que la porte d’entrée du camp sur le côté gauche du bâtiment s’appelait « La porte de la mort« . Les deux S.S. nous ayant fait signe de rester près de l’entrée et de ne pas bouger, sont entrés dans le bâtiment central. Quelques minutes se passent et soudain un officier de la Wehrmacht (Armée de terre) sort d’un bloc, se dirige vers nous, nous interpelle assez rudement et nous demande qui nous sommes et ce que nous faisons là, nous lui faisons comprendre que nous sommes des prisonniers belges, alors il hurle, raus! raus! (partez, partez) en nous indiquant le chemin par où nous étions arrivés. Nous avons déguerpi aussitôt sans demander notre reste et sommes retournés nous cacher dans la grange. Nous avons toujours cru, tous les quatre, que cet officier avait voulu nous soustraire à la violence des S.S. (Cette « porte de la mort » je l’ai franchie en août 85, mais en touriste).

Vint ensuite le problème du passage de la Vistule, nous devions abandonner notre charrette et emporter quelques provisions qui nous restaient, pour continuer notre route.

Nous avons réussi à la faveur de la nuit à nous infiltrer parmi les civils et à passer sur un bac vers l’autre rive dans un petit village qui s’appelait Schiewenhorst (Sobieszewo, en polonais).

Toujours en longeant la plage pour contourner la ville de Danzig qui était bombardée jour et nuit par l’artillerie de campagne (les orgues de Staline, canon à 42 coups) et les grosses pièces d’artillerie de marine des navires russes qui se trouvaient dans la Baltique. Nous sommes quand même parvenus à Gdingen (Gdynia, en polonais) et avons pu gagner, toujours en bac, la presqu’île du port de Héla où nous avons appris que Danzig était tombée aux mains des Russes. Nous étions le 31 mars 1945.

Nous avons vagabondé dans le port et sur les quais pendant plusieurs jours essayant de trouver un peu de nourriture dans les postes de secours de la marine.

Lors d’un bombardement aérien, un navire aménagé en hôpital fut coulé dans la rade par une bombe et le 11 avril le « Molktefels » brûla avec des milliers de blessés à bord.

Malgré les risques et avec la complicité d’un marin alsacien, dont nous n’avons jamais connu le nom, nous avons décidé et réussi à embarquer sur un bateau qui devait appareiller pour le Danemark et qui était bondé de civils et de blessés, nous sommes descendus dans les cales de peur d’être repérés, nous étions le 13 avril 45 le voyage dura 10 jours, 10 jours qui nous semblèrent interminables. Le 23 avril nous débarquions, mais pas au Danemark, nous étions à Rendsburg sur le canal Wilhelm II, nous avons été repris par les Allemands et conduits au kommando n 538 du stalag XA et deux jours plus tard je recevais un laissez-passer pour aller travailler, valable jusqu’au 1er octobre 1945.

Ce laissez-passer (que je possède encore) ne m’a pas beaucoup servi car nous sommes restés à flâner dans le camp, à part les corvées pour la nourriture nous ne faisions plus rien. On sentait la délivrance proche et les gardiens ne se montraient guère, nous sortions même un peu dans les environs.

Le 8 mai les troupes anglaises sont arrivées par le pont tournant qui enjambe le canal sans le moindre coup de feu et c’est alors que nous avons été libérés, dans le camp la joie était à son comble.

Comme je souffrais depuis quelques jours de démangeaisons, surtout entre les doigts et les orteils, un soldat anglais me conduisit à l’infirmerie installée dans une école, le médecin me fit déshabiller complètement et m’examina. Il me fit prendre une douche bien chaude (c’était la première depuis plus de trois mois). Un infirmier qui parlait un peu français m’apporta un bassin rempli d’une espèce de crème blanche qui dégageait une odeur d’amandes, il me dit de m’en badigeonner sur tout le corps y compris le visage et de laisser sécher. Je ne devais pas me laver pendant au moins trois jours avant de me rendre de nouveau à l’infirmerie.

J’avais contacté la petite gale, suite évidemment aux conditions d’hygiène déplorables dans lesquelles nous avions dû vivre. Le remède fut efficace, car quelques jours plus tard, après avoir pris une nouvelle douche à l’infirmerie, j’étais débarrassé de cette affection.

Après une huitaine de jours de notre libération, les Anglais nous emmenèrent vers Lubbeck où nous sommes restés deux jours et à nouveau embarqués dans des camions en direction de Hambourg, Osnabruck, Duisburg, camp de triage à la frontière hollandaise. Dans un asile, nous avons dormi sur le plancher, nous étions fourbus. Le lendemain nous sommes repartis vers Eindhoven, où nous avons été très bien reçus par la Croix Rouge hollandaise. Dans l’après midi nous avons repris la route vers la Belgique (enfin) pour arriver le 22 mai dans la soirée dans un collège à Hérentals, centre d’hébergement et de démobilisation. On nous a servi un très bon repas et nous avons logé dans un dortoir sur des lits de camp. Nous n’avons pas beaucoup dormi. Le lendemain on nous a remis un billet de 500 Frs et notre titre de congé (3 mois) et conduits à la gare d’Anvers où nous avons pris le train pour Bruxelles. En gare de Bruxelles, une dame de la Croix Rouge nous a conduits dans un restaurant avec mon camarade de Bastogne pour dîner et nous a remis un billet de chemin de fer pour nos destinations respectives.

Après nous être renseignés sur les heures de départ, mon ami allait vers Namur et moi vers Liège, nous nous sommes embrassés et dit au revoir après un voyage de 123 jours dans de pénibles circonstances.

J’ai donc pris le train pour Liège, seul dans un wagon bondé de civils et surtout de militaires américains, j’étais très fatigué, je me rapelle être passé à Landen, mais après plus rien, je me suis endormi. Je me suis senti secoué par un garde qui m’annonce que je suis arrivé !! au terminus !! à Verviers, étonné je lui dis que j’aurais dû descendre à la gare des Guillemins. Il me conduit au poste de Croix Rouge où on me sert une tasse de café et un biscuit. Le garde me signale qu’il n’y a pas de train pour Liège avant 19 h.

Les préposés de la Croix Rouge parlent de mon cas avec les pompiers qui sont de garde à la gare et ceux-ci me proposent de me ramener à la maison en « side-car » n’ayant aucun autre véhicule à ce moment, je leur demande de me ramener à Liège où je prendrai le tram vert jusqu’au Beauséjour, car j’avais télégraphié le matin que j’arriverai là vers 17 h. Ils me dirent alors, nous allons te renconduire au Beauséjour, et nous sommes arrivés vers 18 h où m’attendaient, papa, mon frère André et Albert Lafontaine étonnés de me voir arriver dans pareil véhicule. Après avoir remercié ces braves pompiers auxquels papa offrit un verre au café Nadin, car ils n’acceptèrent pas de paiement, je suis arrivé à la maison vers 19 h., je serrai enfin maman dans mes bras ainsi que mes soeurs, la cour était pleine de monde, j’étais perdu, je ne réalisais pas que c’était fini.