1183. Impressions d’enfance.

Ghislaine Rome-Souris

Le temps des robots

C’est curieux comme mes impressions d’enfance les plus vivaces sont liées à la convivialité qui régnait dans notre quartier de « La Pavée » (Al pavêye). Moments de vie qui ont laissé au cœur de ma mémoire une trace indélébile et tendre, jusqu’aujourd’hui où grand-mère à mon tour, j’essaie de transmettre à mes petits- enfants cette part essentielle de mon enfance. Trouverais-je un écho favorable auprès de mes contemporains? Peut-être des images analogues surgiront-elles sur l’écran de leur passé?

Neuville 20 juillet 1930. Fête du centenaire de l’indépendance belge. La maison de monsieur Gony, Bourgmestre. Photo Ghislaine Rome-Souris
Arrière de la maison vue actuelle.

Cette étape que j’évoque ici avec sérénité date pourtant de la deuxième guerre mondiale. Le mot « guerre » ne représentait pas grand chose pour moi, je comprenais confusément quelques bribes de conversation de mon grand-père Jean, bourgmestre en ces temps difficiles. Je me rappelle aussi que papa, officier de réserve, avait été enrôlé au début de la guerre et qu’il avait accompagné l’armée belge dans le midi de la France.

J’ai encore le souvenir de cette époque des « robots » à la fin 1944. L’offensive de ces bombes volantes appelées aussi V1 était très dangereuse car elle visait Liège, proche de notre région. On se précipitait à la cave quand on entendait leur bruit lourd de menace. Lorsqu’elles étaient à court de carburant, leur moteur s’arrêtait et elles tombaient, à l’aveuglette, causant bien des désastres.

« Si le moteur s’arrête, il ne tombe pas loin... », expliquait papa d’une voix qui se voulait rassurante car il me voyait pétrifiée, le visage creusé par l’angoisse. A ce moment-là, en effet, j’avais vraiment peur. L’impact du robot provoquait une déflagration assourdissante. L’onde de choc ébranlait la vieille maison, ses vitres et ses meubles.

« Ouf! Il a  pété ! » pensions-nous, un peu égoïstes, mais avec un soulagement bien compréhensible.

Cette période m’a laissé des impressions que je retrouve, fulgurantes parfois, mais très précises. Nos amis et voisins: Juliette1, qui a été pour moi une grande soeur, son frère André, leur maman Marguerite et le grand-père Camille, sans oublier la tante Marthe étaient fort bouleversés par ces engins de mort. Ils disaient: « Mayeûr, nos sèrî mî chal tos essonles, è vos’ mohone, po sîzer è po dwèrmi » (Mayeur, nous serions mieux tous ensemble, dans votre maison, pour passer la soirée et dormir). Il est vrai que les murs si épais de la vieille bâtisse, sa cave voûtée, ses lourdes portes, les volets solides en bois inspiraient confiance.

Cet hiver 1944, nos amis arrivaient donc en début de soirée. Puisqu’ils se sentaient plus en sécurité chez nous, c’était tout naturel de les héberger. Si je me souviens bien, ma douce grand-mère Hortense et mon grand-père dormaient dans la grande cuisine, entre la cheminée profonde et le mur de gauche, sur un épais matelas équipé d’oreillers et de couvertures. Malheureusement le « mayeur » se cognait souvent la tête contre le mur du fond. Râleur, il jurait copieusement et cela à plusieurs reprises, ce qui réveillait tout le monde dans la cuisine-dortoir provoquant des fous rires contagieux.

La tante Marthe, jeune fille avenante et toujours coquette, parvenait à se confectionner des vêtements au goût du jour. Je vois encore sa jupe noire, coupée dans un manteau plus ancien, et sur laquelle étaient cousus verticalement des « croquets » multicolores. On aurait dit un tissu rayé! Pour dormir, dans la bergère en merisier qui a traversé le temps, elle avait gardé son manteau de lapin, réalisé avec les dépouilles des malheureuses mais si sympathiques petites bêtes passées entre-temps à la casserole. Oui, mais voilà! Après une nuit de sommeil agité dans le fauteuil, les poils de lapin s’étaient largement éparpillés sur la jupe noire. On en riait de plus belle, Marthe la première.

André, lui, se réfugiait sous la grande table, pour y passer la nuit, sur un couchage approprié. Marguerite et sa fille Juliette sommeillaient sur un matelas étalé au pied du buffet: une armoire étroite et haute qui contenait les tasses, les bols, les verres dans sa partie supérieure, dont les portes vitrées étaient maintenues fermées par un simple tour de clé! Il aurait suffi d’un léger choc pour qu’elles reçoivent toute la vaisselle sur la tête! Et si un robot était tombé à proximité, le souffle de l’explosion aurait basculé le meuble sur les deux infortunées dormeuses.

Tante Mathilde, alors octogénaire, qui a si tendrement contribué à l’enchantement de mes premières années, n’a jamais voulu quitter sa chambre à l’étage. Tante Lydie, sœur de mon grand-père, non plus.

Mes parents avaient aménagé la cave voûtée pour y passer les nuits. Le sol était recouvert d’une épaisse couche de paille. Un lit en chêne – très lourd et plus étroit que les lits actuels – avait trouvé sa place le long d’un mur et, en vis-à-vis, deux lits d’enfants peints en bleu protégeaient le sommeil de ma sœur, encore bébé, et le mien. Il faisait très froid dans le sous-sol humide. L’hiver 44 était très rude. Maman était « toute gelée » quand elle se relevait la nuit, pour retrouver la sucette que ma petite sœur avait jetée dans la paille!

Durant toute cette période, les Allemands imposaient d’occulter complètement les fenêtres des habitations pour éviter que les lumières ne puissent servir de repères pour les avions alliés qui bombardaient les endroits stratégiques de la région (ponts, gares, …) Chez nous on fermait les volets en bois, d’autres masquaient les vitres en bleu foncé – peinture ou simple papier. Certains aussi calfeutraient les fenêtres par des tentures épaisses et foncées quand on allumait les lampes. Ce qui nous valut de la part du grand-père Camille l’ordre apeuré et magistral qu’il donna à sa fille: « Marguerite, mettez vite l’avion il passe des draps! » (la tenture).

Certains samedis, des soirées théâtrales étaient organisées à la salle Donnay, au centre du village pour recueillir des fonds destinés à envoyer des colis aux prisonniers en Allemagne. Les jeunes filles, en robes longues – miracles d’ingéniosité – poussaient la chansonnette, en intermède musical. Je me souviens que Marthe chantait:

Partageons ces violettes
Elles sont pour vous
Elles sont fraîches et fluettes
Gentilles comme tout
Elles chantent l’amour,
Le gai printemps de notre jeunesse…

Et à la reprise du refrain, elle lançait quelques violettes artificielles dans la salle en guise de porte-bonheur.

J’admirais surtout Juliette et André, jeunes adolescents, qui osaient monter sur scène pour chanter, en rythmant la cadence du refrain, les mains aux hanches:

C’est la fête à tante Aurore,
C’est la fête du printemps,
Si elle vit quelque temps encore,
Elle aura bientôt cent ans.

Toute la salle reprenait en chœur parfois mais applaudissait toujours longtemps.

Après cette petite digression – qui donnera peut-être à certains l’envie d’en raconter plus long sur ces « concerts » – j’en reviens à ce qui est au cœur du récit, qui je l’espère a gardé le parfum des choses simples.

Ces quelques lignes ne racontent pas un « savoir-faire » comme le pain ou la lessive. Elles témoignent modestement d’un « savoir-vivre » à une époque pleine de dangers. Cet « art de vivre » que pratiquaient mes parents, grands-parents et amis, leur humour desserraient l’étreinte de l’angoisse. J’en étais fort impressionnée et j’en ai gardé la mémoire. L’entraide permettait d’affronter ensemble des situations dramatiques avec courage. L’ancienne demeure familiale était un lieu mystérieusement préservé, l’abri magique de mon enfance.

1 Souvenirs personnels et familiers publiés avec l’accord de mon amie Juliette. Qu’elle en soit ici remerciée.