1151. Les enchantements de l’enfance

Extrait de « L’écrin des souvenirs » – Renaud Strivay – Seraing 1922.

Souvenirs de la nouvelle année.

Si j’évoquais à présent mes souvenirs de la nouvelle année, souvenirs délicieux aussi quoique frissonnant dans la poussière neigeuse des matins d’autrefois ?

La veille, on prolongeait, plus que de coutume, la soirée familiale et, tandis que sous le ciel étamé de lune, sonnait, dans le silence, le pas allégre des villageois attardés, la pâte odorante des gaufres montait lentement, lentement dans la marmite de « crû-fer >> fourbie « à neuve » pour la circonstance.

Le feu mettait, au plafond sombre, des ombres fantastiques et, sur les vitres embuées, le vent venait parfois briser son fol élan. Pendant ce temps, la chambre s’emplissait d’une suave odeur de cannelle et de corinthe… et la joie, telle une rosée vivifiante, enchantait tous les cours.

O les soirs bénis passés dans la douce intimité du foyer paternel, de quelle poésie ils ont imprégné mes plus infimes remembrances !

Jeux de cartes et de loto, images d’Epinal et

décalcomanies béatifiaient mes instants, aussi jamais je ne tournais les yeux vers l’aiguille inexorable de notre vieille horloge aux « pesants >> de cuivre.

Parfois un grillon chantant dans l’âtre ou une mouche survivante zonzonnant au-dessus de nos têtes, troublait le recueillement de l’ombre lignée d’or où nous goûtions, sans nous le dire, les charmes de l’existence patriarcale.

Puis, c’était le grand moment! Le couteau s’enfonçait dans la pâte débordante et, la face illuminée par le foyer, ma mère tournait et retournait le gaufrier d’où sortaient, fumantes et dorées, les galettes à soixante trous -nous les avions comptés – qui s’amoncelaient sur une petite table à la nappe fleurie.

Le repas solennel commençait ensuite.

De la cafetière au ventre bombé qu’ornaient des manoirs de rêve et des paysages de légende, jaillissait le café bouillant dont les tasses à fleurs et à prénoms s’emplissaient l’une après l’autre ; le sucrier était descendu de l’armoire, qu’ouvrit tant de fois la grand’ mère maternelle et l’abat-jour rose, acheté chez Florentine, étalait à mes yeux surpris, ses franges oscillantes.

Au milieu des rires et des contes du terroir, le souper s’achevait, tandis que la lune, en sa dichotomie, commençait à glisser ses baguettes magiques par les fentes des volets et, quand les premiers coups de feu annonçaient la naissance de l’an nouveau, nous nous embrassions tous soudainement avec une effusion profondément touchante.

Je sortais alors de mon cartable le papier dentelé, portant en relief une image de colombe, de fleur ou d’enfant sage et, gravement, je lisais la lettre de bons souhaits écrite à l’école, la main tremblante et la lèvre inférieure pressée nerveusement par les incisives. On buvait ensuite un verre de « cassis » ou « d’élixir » à la santé des temps nouveaux, puis on s’endormait heureux, non sans avoir ouï longtemps la cacophonie des pots-pourris et des cramignons bachiques des jeunes gens du village.

Mais l’aube n’avait pas encore peint en bleu les carreaux de notre logis, que déjà des voix s’entendaient sur la route givrée: voix des enfants criant de porte en porte: « Une bonne année, madame, une bonne santé, et toutes sortes de bonheurs », dans l’espoir de recevoir des noix, des noisettes, ou quelques menues monnaies , voix des paysannes allant porter à leurs parents – en guise d’étrennes – le paquet de gaufres traditionnel: voix des bons villageois heureux de rompre la monotonie de l’hiver par des beuveries dignes des héros de Rabelais.



La journée se passait ainsi en visites, en ribotes et en chansons, tandis que s’ouvrait l’ère des calendriers, des almanachs et des éphémérides « enceintes de douze mois », comme disait mon grand-père, en riant aux éclats…, car s’il est vrai de dire que

De la Noël à la chandeleur Le coq chante à toute heure,

on écrirait, avec presque autant de vérité, que, le jour de l’an, beaucoup de rustres rivalisent de gaîté, avec leur réveille-matin emplumé…

Ces souvenirs datent de vingt-cinq ans: cela ne nous rajeunit pas, aurait dit La Palisse, pourtant, par une sorte de phénomène jouvenciel, notre âme d’autrefois se mêle volontiers à notre âme d’aujourd’hui qu’elle réchauffe à la flamme de son allégresse sereine. Ce n’est pas sans raison que les Anciens avaient divinisé le souvenir, ce n’est pas sans raison non plus qu’aux heures de désenchantement, on va retrouver, en fils affectueux, cette mère si tendre qu’est la terre des aïeux…

Chavéchamps – Plainevaux