Ghislaine Souris-Rome
Les années cinquante … Tant d’impressions, de souvenirs, d’anecdotes, de réflexions pétillent en moi comme des bulles qui remontent à la surface d’une réalité très complexe.
Très vite, je me rends compte qu’il n’est pas plausible d’extraire « les fifties » de leur contexte historique, humain, social, familier, quotidien, au gré des jours. Depuis la période après guerre jusqu’au-delà des années 60 surgissent les germes de la société actuelle ; un enchevêtrement humain, tissé de fils colorés ou sombres, avec des accrocs, des reprises, des fils d’or. Que sont-ils d’autre que la trame de la vie actuelle ?
J’évoque l’école, la condition féminine, la mode, les loisirs, les arts ménagers et ses nouveautés par exemple : le Coca-Cola, le relax Beka, … les moyens de transport, l’Expo 58. Sur un autre registre, l’indépendance du Congo Belge, la question royale, la catastrophe du Bois du Cazier à Marcinelle, la grève de l’hiver 60 contre la loi unique. En ce climat chahuté, une éclaircie, le roi Baudouin épouse la reine Fabiola.
En voila assez ! Je ne suis pas une encyclopédie et beaucoup moins performante qu’internet. Par contre, je laisse la porte ouverte à ma créativité, poussez la vôtre si le cœur vous en dit …
La mode, d’abord
La mode, dans les années ’50 – ’60 et même depuis 1958 est aux jupes très amples, portées sur un jupon raide qui les maintient épanouies en corolles sur un chemisier ajusté, la taille soulignée par une ceinture haute et contrastée. Les tissus à grandes fleurs colorées sont vifs et gais. On les porte surtout à la campagne, en femme-fleur, avec un petit foulard noué sous le menton « à la Fanchon » assorti à la jupe. Brigitte Bardot en a lancé la mode avec ses robes en Vichy très moulantes au corsage comme jailli d’une jupe presque aussi large que celle des ballerines … dont elle a aussi lancé la mode pour les chaussures comme les miennes en vernis vert anis.
J’ai aussi un pantalon ¾ appelé « corsaire », un short et un pantalon long que je porte surtout à la mer.
Les cheveux longs sont crêpés en chignon haut, ou les cheveux mi-longs crêpés aussi, lissés en surface sont tirés vers l’arrière et maintenus par un bandeau assorti à la toilette ou au col de celle-ci ; il pouvait être en organdi blanc et dégager la nuque, la naissance des épaules et se fermer en V sur le devant. L’échancrure étant plus ou moins profonde selon les tempéraments, l’éducation, les circonstances ou … le goût de la couturière et le choix des parents. Les manteaux et les vestes sont souples et amples, c’est nécessaire avec des jupes rebondies.
Mais cette façon de se vêtir n’a duré que 3 ou 4 ans. Vers 1960, les vêtements sont plus près du corps, la taille descend et les jupes droites raccourcissent, se font étroites et fendues. Vers cette époque, le couturier Courrège crée une mode plus sage, plus géométrique, avec des tissus plus rigides. Des piqûres selliers soulignent une coupe impeccable. Des bottes à semelles plates couvrent les jambes jusqu’aux mollets et complètent la tenue Courrège qui présente aussi des pulls avec son monogramme, des manteaux courts structurés. Le tout en blanc, bleu clair, ou en couleurs pastel donne une allure faussement sage car les coiffures, moins sophistiquées se terminent en accroche-cœur soit sur le front ou les tempes souvent ils partent derrière les oreilles, les pointes recourbées parfois jusqu’aux joues. De sorte que l’impression première d’une petite jeune femme sage à l’allure ingénue de petite fille ne correspond pas du tout à la réalité, chez certaines du moins.
Et moi ? Je suis la mode « de loin ». Jeune fille campagnarde, j’aime les tenues en accord avec mon milieu de vie. Jupe d’une ampleur raisonnable à la campagne, pantalon à la mer. Et bien sûr, vêtements classiques quand je commence à enseigner. Evidemment, j’aime être à la mode comme toutes les jeunes filles de mon âge. Mais déjà je préfère le confort et mes goûts personnels à ce que proposent les journaux et revues spécialisées. Mes robes et tailleurs sont cousus par notre voisine, Léa Lefèbvre, qui m’a d’ailleurs confectionné ma première robe longue, en taffetas rose ; la jupe est ample et retombe souplement sur mes chaussures à talons hauts. Je dois dire aussi que je suis très fière de ma capeline en tissu assorti, très réussi par la modiste, Madame Girits, de Seraing. J’ai porté cette robe pour la première fois au mariage de Marie-Jeanne Vanguestaine, fille de notre institutrice, avec Joseph Halleux.
Ah ! ces premières robes longues qui font tant rêver les « jeunes filles en fleurs » comme l’exprimait joliment Marcel Proust. Quand je revois ces photos d’alors, je me trouve très mince, assez jolie, un peu candide, ce qui me vaudra quelques déceptions.
Dans nos villages, les couturières tiennent une place importante. Par exemple à Neuville-en-Condroz, la référence c’est Madame Léa Lefèbvre : nos jupes, nos blouses – on dit maintenant – nos chemisiers, nos tailleurs, les tabliers ou les tenues courtes ou longues réservées aux journées festives et même aux cérémonies comptent aussi dans les mille et une créations de Madame Léa. Elle en a vu défiler des jupes, des blouses, des robes, des vestes, des tailleurs, des »robes de dimanche » ! C’est rare de dénicher une photo des ateliers, des tailleurs, des couturières en plein travail à leur machine personnelle, préférant transmettre à la postérité leur image dans une tenue tirée à quatre épingles.
La couturière habille la gent féminine pour des jours festifs, plus fréquemment pour la vie quotidienne. J’ai toujours vu ma grand-mère Hortense avec un tablier ample et bien enveloppant aux atouts divers et inattendus. Maman porte aussi un tablier en coton, à bavette. Un cordon entoure le cou et il est retenu à l’arrière par deux « nouettes » de la même matière : des poches confortables complètent ce vêtement utilitaire.
Je me demande toujours comment Madame Lefèbvre avec sa machine à coudre Pfaff transforme une étoffe enroulée sur elle-même ou bien pliée soigneusement dans un colis de chez Goffin-Bovy en une tenue parfaitement coupée, moyennant plusieurs essayages : d’abord le bâti, puis retouches éventuelles à l’aide d’épingles, avant la couture finale. Les gestes rapides et précis des pieds et des mains, parfaitement synchronisés me fascinent.
Moi qui attrape… des boutons quand je vois une aiguille !
Monsieur Ernest Pire est tailleur d’habits à Neuville-en-Condroz. Il a pris la relève de son père, Monsieur Michel Pire qui avait déjà appris son métier – son art – dans une école spécialisée à Liège. Donc son fils Ernest, diplôme en mains installe son atelier de couture dans la maison située chaussée de Marche au coin de la rue Daper juste à côté de la propriété de Monsieur le notaire Wathelet.
Mais Ernest déménage dans les années 1920 jusqu’à sa retraite en 1983, au n°1 route d’Esneux. Il a donc bien sa place dans les Fifties. On voit bien sur la photo de cette maison une grande vitrine. Il avait en effet épousé Madame Clara Lecocq (décédée en 1983). Auparavant, elle était négociante dans la partie gauche de ce grand bâtiment – un Delhaize frères ! – qui devient atelier de couture de Monsieur Ernest Pire, tailleur d’habits toujours dans les années qui nous concernent. Cet atelier comprend des machines à coudre Naumann, des tables et des sièges adéquats. Trois couturières de Neuville y exercent leurs talents : Mesdames Marie Marlaire, Sidonie Petit et Germaine Frère. Sa réputation lui amène des clients de tout le Condroz. Les plus beaux costumes de mon grand père Jean Gony et de papa Emile Souris sont créés par les mains expertes.
On voit, bien accrochés tous les patrons ; au-dessus une étagère avec toutes les boites à boutons. Dans la même pièce un bahut enferme les doublures, les soies, les fils de faufilure et tous les accessoires nécessaires pour réaliser un complet. Pour mettre un point final au vêtement, par exemple border les boutonnières, Ernest grimpe sur le plan de travail, et s’assied, les jambes croisées, dans la position dite … « du tailleur »
Le phénomène « teenagers » marque un mode de vie, une mode sous influence, avec sa revue « Age tendre et tête de bois », le rock’n roll diffusé largement à la radio et retransmis par les premières télévisions.
Janine Lambotte écrit : « A l’égard de son évolution et du développement des activités industrielles auxquelles elles donnent naissance, les années ’50 ont joué un rôle capital dans l’histoire de la mode, à tel point qu’on parle « d’avant » et « d’après » la charnière du demi-siècle. Elle correspond à un bouleversement n’ayant rien de factice’ ».
A défaut de pouvoir s’offrir immédiatement, une robe en nylon, cette étonnante fibre inventée dans les laboratoires de Dupont de Nemours, les femmes, dès 1945, s’arrachent les toiles de parachutes des libérateurs pour briller comme autant de drapeaux , en ce premier été de la paix retrouvée. Les bas en nylon, une nouveauté, coute cher : entre 50 et 100 francs la paire, en 1954. Peu à peu, les matières premières naturelles comme le coton, le lin, la laine et la soie sont balayées dans les années fifties par le nylon. Elles font concurrence, en Wallonie, aux laines de Verviers, par exemple. Les qualités de ces nouvelles matières : s’entretiennent facilement, infroissables, coût inférieur à celui des matières naturelles. Elles bouleversent le secteur de l’habillement.
La morale de la sobriété – déjà désuète – fait place à la société de consommation !! Avec le recul du temps « plus facile, plus vite, moins cher, vite remplacé … » Quelle perspective ! Mais je ne veux pas anticiper ni moraliser. Aujourd’hui, le « prêt-à-porter » est remplacé par le « prêt à jeter »
Les circonstances influencent donc la mode plus personnalisée que nos inoxydables jeans et T-shirts actuels. Par exemple à Pâques, pas question de sortir sans la nouvelle tenue de printemps et surtout un nouveau chapeau pour les dames. Maman choisit souvent le sien chez madame Girits à Seraing, rue du Molinay.
Je me souviens de quelques boutiques spécialisées comme chez Weischer, rue Cockerill, pour la lingerie, fort appréciée car pourvue d’un atelier de réparations ou de retouches faites au moment de l’achat. Egalement spécialiste des ceintures médicales et des bas pour varices. !! L’immeuble du magasin Noël, incontournable pour parer toute la famille de toilettes prestigieuses surtout pour les mariages, les communions solennelles.
Si vous aimez les histoires, à Liège, un très ancien magasin de la famille Vaxelaire (Photo 12) innove un nouvel art et un espace pour vendre des vêtements : les clients ont la possibilité de toucher, d’essayer, de choisir celui qui leur convient. C’est le début du prêt-à-porter. Je trouve que c’est une idée de génie. La grande surface de ce type s’appellera ces années-là, opportunément « A l’Innovation ». Je m’en souviens parfaitement. Peu à peu cette trouvaille commerciale s’étendra à la plupart des grandes surfaces, comme le « Grand Bazar » tout proche place saint Lambert.
Le magasin « Jean Box pour la vie » existe depuis plus d’un demi-siècle. Vous vous rappelez sûrement la publicité où l’on voit un bébé sortant de son chou natal pour se précipiter dans « LA » couverture de la maison.
Ce qui m’a fort intéressée, c’est l’évolution de la mode : depuis les couturières et les tailleurs d’habits de nos villages en passant par les boutiques spécialisées au « prêt-à-porter » dans un espace uniquement destiné à la vente de vêtements. Leur style, la coupe, les tissus et les prix diffèrent selon le type de clientèle. Il y en a pour tous les goûts, les tailles, les finitions et les … budgets.